Dans les rues animées de Kinshasa, où les murs murmurent les poèmes des slameurs et où les toiles des peintres racontent l’âme d’un peuple, une question plane, aussi insaisissable qu’une brume matinale : l’intelligence artificielle peut-elle coexister avec le souffle créateur de l’art congolais ? À l’occasion de la Journée mondiale de la santé et de la sécurité au travail 2025, dont le thème interroge les mutations technologiques, c’est dans l’atelier des artistes que le débat prend une résonance particulière. Entre fascination et méfiance, trois voix congolaises esquissent les contours d’une révolution qui, loin des usines, touche à l’essence même de la création.
Youssef Branh, slameur aux mots tranchants comme des lames, rejette d’emblée l’idée d’une collaboration avec l’IA. « L’art contemporain congolais est une révolte, explique-t-il, un corps-à-corps avec les fantômes du passé et les cris du présent. Comment une machine sans mémoire, sans peau, pourrait-elle comprendre cela ? » Ses mains, qui sculptent les silences entre les vers, décrivent un arc rageur. Pour lui, chaque texte naît d’une cicatrice, d’un rire ou d’un crépuscule kinois – autant de nuances que l’algorithme réduirait en poussière de données.
Plus nuancé, Joyeux Ngoma, écrivain dont les romans tissent la trame des espoirs urbains, admet une coexistence pragmatique. « L’IA est comme un couteau, souffle-t-il en ajustant ses lunettes, elle peut trancher le temps perdu dans les corrections, mais elle ne saurait inventer la blessure qui fait naître un personnage. » Dans son bureau où s’empilent des manuscrits annotés à la main, il évoque ces nuits où la création ressemble à un combat sacré – un territoire où la machine n’a pas de prière à offrir.
C’est pourtant sur le terrain concret du graphisme que l’IA révèle son impact le plus tangible. Ruben Mayoko, peintre-cinéaste dont les œuvres mêlent pigments traditionnels et lumières numériques, observe amèrement la transformation du marché. « Avant, chaque kiosque, chaque petit commerce voulait son affiche unique, se souvient-il en caressant une toile où le bleu du fleuve Congo se heurte au rouge de la terre. Maintenant, les clients demandent des visuels en dix minutes via des applications. » Son atelier, autrefois rempli de clients impatients, résonne aujourd’hui d’un silence que seul trouble le ronronnement de son ordinateur.
Derrière ces témoignages se profile une inquiétude plus profonde : et si la quête effrénée d’efficacité finissait par éroder la singularité de l’art congolais ? Lorsqu’un algorithme peut générer des motifs « africains » en un clic, que reste-t-il de la main qui tremble en peignant les masques des ancêtres ? Quand un logicique compose des poèmes en lingala, comment préserver le chaînon fragile entre la langue et l’identité ?
Pourtant, dans l’ombre de ces craintes, germe une résistance créative. Certains artistes kinois commencent à détourner l’IA comme matériau brut – alimentant les générateurs d’images avec des proverbes tshiluba pour en extraire des surréalismes inédits. D’autres y voient un miroir déformant, capable de révéler, par contraste, ce qui fait l’irréductible humanité de leur art.
Alors que le soleil couchant dore les collines de la Gombe, la question persiste, suspendue entre innovation et tradition : l’IA sera-t-elle l’outil qui libère l’artiste congolais, ou le début d’une lente éclipse ? Une certitude émerge des ateliers poussiéreux et des scènes de slam surchauffées : la création reste ce geste fragile où se mêlent sueur, rêve et résistance – un sanctuaire où même le plus perfectionné des algorithmes ne peut franchir le seuil.
Article Ecrit par Yvan Ilunga
Source: Actualite.cd