Le soleil levant de ce 7 juin 2025 caresse les toits de Kinshasa d’une lueur dorée, annonçant une journée où l’air vibre de prières murmurées et du bêlement des moutons. La Tabaski, ou Aïd el-Kebir pour certains, déploie ses ailes sacrées sur la RDC musulmane, transformant les cours en sanctuaires éphémères où se rejoue le drame abrahamique. Cette fête musulmane, qui commémore la soumission absolue du prophète Ibrahim devant l’ordre divin, est bien plus qu’un rituel : une symphonie spirituelle où chaque geste, du rasage des têtes au partage des viandes, chante la dévotion congolaise.
Dans les ruelles de Lubumbashi comme dans les concessions de Goma, l’effervescence matinale a quelque chose de biblique. Les familles se parent de boubous chatoyants, tissant un kaléidoscope de verts émeraude et de blancs immaculés qui dansent sous le soleil équatorial. Le cœur des traditions religieuses bat au rythme des préparatifs : aiguisage des couteaux, inspection des bêtes, disposition des nattes de prière. Deux mois et dix jours après le Ramadan, ce pèlerinage domestique puise sa force dans la mémoire collective, rappelant que le sacrifice d’Ismaël fut finalement détourné vers un bélier – une substitution céleste qui résonne encore dans chaque foyer musulman congolais.
Le choix de l’animal devient alors un acte théologique palpable. Si le mouton, symbole de pureté, reste le protagoniste de ce drame sacré, ne serait-ce pas sa docilité même qui en fait le vecteur parfait de l’obéissance à Dieu ? Pourtant, dans les marchés de Kisangani, certains fidèles optent pour des bœufs ou chameaux, adaptant le rite aux réalités économiques locales. « Le sacrifice n’est pas une charge mais un privilège », confie un vieil imam de Bandalungwa, les mains caressant la toison laineuse d’un ovidé. Cette flexibilité, inscrite dans le Coran, témoigne de la sagesse d’une foi qui refuse d’écraser le pauvre sous le poids du rite.
L’instant crucial arrive avec la prière de l’Asr. Quand la lame tranche la gorge du mouton dans un silence religieux, c’est toute la communauté qui retient son souffle. Le sang qui ruisselle sur la terre rouge du Katanga ou du Kasaï n’est pas effusion vaine, mais semence de solidarité. La tradition exige que la viande soit divisée en trois parts égales : une pour la famille, une pour les proches, une pour les déshérités. Ce partage méthodique transforme chaque concession en microcosme de justice sociale. Voyez ces enfants des rues de Mbuji-Mayi recevant leur portion dans des feuilles de bananier : la Tabaski en RDC devient ainsi un acte politique silencieux, une redistribution sacrée qui défie les inégalités.
Mais au-delà du geste sacrificiel, quelle alchimie opère donc dans l’âme des congolais musulmans durant cette fête ? L’odeur des brochettes qui grésillent sur les braises se mêle aux effluves des parfums d’encens, créant une synesthésie spirituelle. Les rires des enfants courant avec des touffes de laine, les chants nasillards des griots modernes, les étreintes entre voisins de différentes confessions : tout conspire à tisser une toile de fraternité. Dans un pays meurtri par les conflits, la Tabaski agit comme suture temporaire, rappelant que la soumission à Dieu passe d’abord par la reconnaissance de l’autre.
La nuit tombante apporte sa propre liturgie. Sous les néons vacillants des échoppes ou à la lueur des lampes-tempête dans les villages reculés du Kongo Central, les familles partagent le thiéboudiène ou le riz pilaf, mets de circonstance où la viande sacrifiée devient nourriture communielle. Les anciens content alors l’épopée d’Ibrahim, leur voix tremblante mêlant arabe coranique et lingala, créant un syncrétisme linguistique aussi touchant qu’inattendu. N’est-ce pas là l’essence même des traditions religieuses congolaises : un creuset où la foi universelle épouse les particularismes locaux ?
Alors que les dernières braises s’éteignent, une question persiste : cette fête musulmane peut-elle irriguer durablement le tissu social congolais au-delà du jour sacré ? Les associations caritatives islamiques prolongent le geste en distribuant vivres et médicaments, transformant l’élan spirituel en action pérenne. La Tabaski révèle ainsi sa double nature : commémoration d’un événement fondateur et laboratoire vivant de cohésion nationale. Quand un chrétien de Bunia aide son voisin musulman à égorger le mouton, ne voit-on pas poindre l’esquisse d’une RDC réconciliée ? Le sacrifice devient alors métaphore : offrir nos préjugés sur l’autel du vivre-ensemble.
Demain, il ne restera que les taches de sang séché et les arêtes soigneusement enterrées. Mais dans le cœur des fidèles, persistera cette certitude : la Tabaski en terre congolaise est un pont jeté entre ciel et terre, entre riche et pauvre, entre mémoire ancestrale et présent vibrant. Parce qu’elle réenchante le quotidien par le sacré, cette célébration demeure un phare dans la nuit des divisions – rappelant que la plus belle offrande n’est pas celle qui coule, mais celle qui unit.
Article Ecrit par Yvan Ilunga