Le 3 juin 2025 marque un tournant décisif pour l’avenir énergétique de la République Démocratique du Congo. Avec l’approbation par la Banque mondiale d’un financement initial de 250 millions de dollars, le projet Inga 3 entre dans sa phase opérationnelle, déclenchant autant d’espoirs que d’interrogations. Ce colossal projet hydroélectrique au Kongo Central promet de fournir jusqu’à 11 000 MW, soit l’équivalent de sept grands barrages européens. Pourtant, derrière cette ambition se cachent des défis complexes : comment concilier développement énergétique national, impacts sur les communautés locales et préservation environnementale dans un pays où seulement 21% de la population a accès à l’électricité?
L’hydroélectricité Congo représente aujourd’hui moins de 3% du potentiel estimé du fleuve, faisant du projet Inga 3 un pilier central du Plan National Énergétique 2030. Ce programme, intégré au Compact Énergétique national, vise à porter le taux d’électrification à 62% d’ici six ans. La Banque mondiale RDC souligne que chaque mégawatt supplémentaire généré pourrait créer jusqu’à 800 emplois directs dans les chaînes de valeur industrielles. Mais cette promesse de développement se heurte à l’héritage des projets précédents, marqués par des déficits de transparence et des retombées locales limitées.
Le développement Kongo Central constitue l’un des axes majeurs de cette nouvelle phase. Les consultations menées dans les territoires de Seke-Banza, Lukula, Tshela, Songololo et Luozi ont révélé des priorités criantes : 78% des ménages citent l’accès à l’eau potable comme besoin immédiat, devant l’électrification rurale (62%) et la réhabilitation des routes agricoles (57%). « Le projet ne réussira que s’il devient un vecteur d’inclusion sociale », explique le sociologue congolais Jacques Kabasele. Un volet spécifique de 100 millions de dollars est consacré aux infrastructures communautaires, incluant 120 forages hydrauliques et la réhabilitation de 300 km de routes de desserte agricole.
L’énergie RDC produite par Inga 3 pourrait révolutionner l’économie nationale. Les études prospectives indiquent qu’une disponibilité électrique accrue permettrait de relancer la production minière, secteur représentant 28% du PIB, tout en réduisant la dépendance aux groupes électrogènes diesel dont le coût dépasse 0,35$/kWh. Toutefois, ce potentiel s’accompagne d’impacts socio-environnementaux significatifs. Le Cadre de Gestion Environnementale et Sociale (CGES) prévoit le déplacement d’environ 10 000 personnes dans la vallée de Bundi, tandis que les écologistes alertent sur les risques pour la biodiversité aquatique du bassin du Congo.
La dimension géopolitique du projet Inga 3 dépasse largement les frontières nationales. Intégré au réseau de la Southern African Power Pool (SAPP), il prévoit l’exportation de 2,5 GW vers l’Afrique du Sud et 5 GW vers l’Angola, faisant de la RDC un acteur énergétique continental majeur. Cette intégration régionale, soutenue par l’Union Africaine, positionne le Congo comme « batterie de l’Afrique » selon les termes du commissaire à l’Énergie. Mais cette vision panafricaine soulève des tensions : faut-il privilégier l’exportation ou l’approvisionnement domestique dans un pays où 80 millions de citoyens vivent sans électricité?
Le modèle financier retenu – 75% de dette souveraine et 25% de capitaux privés – représente un pari économique audacieux. L’investissement total estimé à 14 milliards de dollars implique des partenaires comme la Banque Africaine de Développement et PowerChina. Si ce montage a rassuré les investisseurs internationaux après des années d’hésitation, il soulève des questions sur le coût final pour les consommateurs congolais. Le prix cible de 0,07$/kWh pour les industries et 0,03$/kWh pour les ménages restera-t-il tenable avec ce niveau d’endettement? La réponse conditionnera l’impact réel sur la réduction de la pauvreté énergétique.
L’échéancier du projet prévoit une première phase de dix ans combinant études techniques approfondies et chantiers préparatoires. Cette approche progressive contraste avec les tentatives avortées des décennies précédentes, caractérisées par une précipitation dans les appels d’offres. « Nous avons tiré les leçons des échecs passés », assure le directeur de l’Agence de Développement du Projet Inga (ADPI), Bob Mabiala. La mise en place d’un mécanisme indépendant de suivi des engagements sociaux, réclamé par les ONG locales, constituera un test crucial pour la crédibilité du processus.
Sur le plan technique, les ingénieurs doivent relever un défit sans précédent : capter la puissance du deuxième plus grand débit fluvial au monde (42 000 m³/s) tout en minimisant l’évaporation du réservoir et l’impact sur les écosystèmes. La solution retenue prévoit une centrale au fil de l’eau plutôt qu’un grand barrage, réduisant la superficie inondée de 30% par rapport aux designs initiaux. Cette optimisation permettrait de limiter les émissions de méthane, gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le CO², selon les études d’impact environnemental.
La gouvernance du projet constitue peut-être l’enjeu ultime. Le Comité de Pilotage Stratégique, incluant des représentants des communautés locales, des ministères techniques et des partenaires financiers, devra surmonter les démons du passé. Un rapport de Resource Matters révélait qu’entre 2013 et 2018, moins de 15% des documents relatifs aux négociations sur Inga III avaient été rendus publics. La transparence des contrats et l’équité dans la répartition des retombées économiques seront scrutées à la loupe par la société civile.
Alors que les premières études de terrain débutent dans le Kongo Central, le projet Inga 3 se présente comme un miroir des contradictions du développement africain. Porteur d’une promesse de transformation structurelle – chaque point de croissance du PIB lié à l’énergie pourrait réduire la pauvreté de 0,8% selon la BAD – il doit simultanément démontrer qu’une méga-infrastructure peut être socialement inclusive et écologiquement responsable. La réussite ou l’échec de ce pari énergétique influencera non seulement l’avenir de la RDC mais aussi les modèles de développement des grands projets africains pour la décennie à venir. Le fleuve Congo charrie désormais autant d’attentes que d’eau vers l’océan.
Article Ecrit par Amissi G