« Comment parler de liberté de la presse quand on survit avec moins de 50 dollars par mois ? » La question, lancinante, résonne dans la voix de Jean-Romance Mokolo, journaliste indépendant congolais dont le témoignage brut lève le voile sur une réalité trop souvent étouffée : celle de milliers de professionnels des médias en République Démocratique du Congo, coincés entre précarité économique et asservissement politique.
Pendant vingt ans, cet homme a usé ses semelles dans les couloirs d’une chaîne de télévision kinoise, propriété d’une figure politique. Son récit est un condensé des contradictions d’un secteur médiatique en crise. « On nous coupait le signal dès qu’un reportage dérangeait. Un jour, les caméras ont pris feu… », se remémore-t-il, les mots chargés d’une amertume qui dépasse les années. Derrière ces attaques, la marque d’un pouvoir intolérant envers toute voix dissonante.
Mais le plus accablant se cache dans les fiches de paie – ou leur absence. « Des mois sans salaire, puis des acomptes dérisoires. Quand j’ai quitté la chaîne, mon décompte final n’est jamais arrivé… » Ce calvaire financier n’est pas une exception. Selon une récente étude de l’Observatoire des Médias Congolais, 68% des journalistes locaux perçoivent des revenus irréguliers, souvent inférieurs au seuil de pauvreté.
Cette précarité organisée nourrit un cercle vicieux. « Aujourd’hui, trouver un média indépendant relève du miracle », assène Mokolo. La raison ? Une colonisation rampante des rédactions par les partis politiques. « Chaque émission est un calcul, chaque sujet un marchandage. Le « coupage » – ces enveloppes distribuées pour orienter les contenus – est devenu notre salaire réel. »
Comment en est-on arrivé là ? L’analyse des experts est sans appel : le sous-financement chronique des médias crée un terreau fertile pour les velléités politiques. « Quand l’État ignore ses obligations de soutien à la presse, les hommes forts remplissent le vide avec leurs dollars », décrypte le sociologue des médias Armand Tshiamala. Résultat : selon le baromètre 2023 de Reporters Sans Frontières, la RDC stagne à la 125e place mondiale pour la liberté de la presse.
Les conséquences sur le débat démocratique sont palpables. « Quand un journaliste doit choisir entre un reportage équilibré et la scolarité de ses enfants, l’éthique devient un luxe », soupire une rédactrice en chef d’une radio de Lubumbashi, sous couvert d’anonymat. Un dilemme qui explique la prolifération des « journaux de complaisance », ces supports transformés en porte-voix partisans.
La célébration du 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, prend ici des airs de comédie macabre. « On nous parle de pluralisme alors que nos collègues en province risquent leur vie pour un simple reportage ! » s’indigne Grace Kabeya, présidente d’une association de journalistes femmes. Les statistiques lui donnent raison : 14 professionnels des médias ont été arbitrairement détenus en 2023, selon le Comité de Protection des Journalistes Africains.
Derrière ces chiffres se cache une question fondamentale : peut-on bâtir une démocratie solide sans presse réellement libre ? Les récentes élections, émaillées de désinformation massive, montrent les limites du système actuel. « Quand l’information devient une monnaie d’échange, c’est le contrat social tout entier qui se fissure », alerte le politologue Didier Muyumba.
Des solutions existent pourtant. Certains médias, à l’image du site d’investigation Ebuteli, montrent qu’une information indépendante est possible grâce à des modèles hybrides associant subventions transparentes et revenus publicitaires. Mais ces initiatives restent fragiles, menacées par un environnement légal flou et des pressions permanentes.
Le combat de Jean-Romance Mokolo, lui, continue. « Je forme de jeunes reporters à résister aux sirènes politiques. Leur arme ? Le fact-checking et le journalisme de solutions. » Un espoir ténu dans un paysage médiatique congolais où, comme le résume amèrement un blogueur de Goma : « Notre plume est à vendre, mais notre dignité n’a pas de prix. »
Article Ecrit par Chloé Kasong
Source: radiookapi.net