Dans les rues animées de Matadi, chef-lieu du Kongo Central, une transformation linguistique silencieuse mais profonde s’opère. Le kikongo, langue ancestrale porteuse de l’histoire millénaire de l’ancien empire Kongo, recule progressivement face à l’expansion du lingala. Cette évolution dépasse le simple phénomène de communication pour toucher à l’essence même de l’identité culturelle de cette région stratégique de la République Démocratique du Congo.
Le port de Matadi, fondé en 1886 et situé sur la rive gauche du fleuve Congo, devient le théâtre d’une mutation linguistique inquiétante. Le lingala s’impose désormais dans les médias, les quartiers centraux et les échanges commerciaux, reléguant le kikongo au rang de seconde, voire troisième langue. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation où une langue nationale, pilier du patrimoine linguistique RDC, semble s’effacer devant une autre?
Les témoignages des habitants révèlent une réalité complexe où se mêlent complexes identitaires et influences externes. «Ce qui est déplorable pour nous peuple Kongo, nous avons honte de parler librement notre langue», confie un habitant de Matadi, soulignant cette tendance à vouloir «se conformer aux autres». L’arrivée massive de Kinois attirés par les activités portuaires et commerciales accentue ce phénomène, imposant progressivement une nouvelle mentalité culturelle.
La situation devient particulièrement alarmante parmi les jeunes générations. Il est aujourd’hui difficile de trouver des jeunes s’exprimant couramment en kikongo, même dans le cadre scolaire. Cette rupture linguistique entraîne dans son sillage l’affaiblissement des dialectes locaux tels que le Kiyombe, le Kintandu, le Kinyanga et le Kimboma. Seuls quelques quartiers populaires comme Mpozo et Nvuadu parviennent encore à maintenir vivante cette langue à travers les échanges quotidiens.
Derrière cette transformation linguistique se cachent également des enjeux politiques subtils mais déterminants. Malanda Kisenda, administrateur d’une institution publique, déplore l’absence de soutien interne entre les Kongo sur le plan politique. La majorité des partis politiques à Matadi seraient portés par des autorités morales venues d’autres régées, imposant le lingala comme langue de communication complémentaire au français officiel.
Glodi Besanzami Ngono, linguiste et fondateur de Mbote-Lingala, pointe du doigt la responsabilité de l’État congolais dans cette situation. «L’Etat a un rôle crucial dans la préservation et la promotion de nos langues nationales», affirme-t-il, dénonçant une configuration coloniale qui maintient le français comme seule langue officielle tandis que les autres langues nationales RDC ne bénéficient d’aucun statut véritable.
L’écrivain congolais Joyeux Ngoma évoque le risque de «glottophagie» – l’écrasement progressif d’une langue par une autre. Sans politiques linguistiques de sauvegarde adéquates, le kikongo pourrait perdre sa vitalité et devenir une langue marginalisée, parlée seulement par les anciens, coupant ainsi les jeunes générations d’une partie essentielle de leur héritage culturel.
Quelques initiatives tentent pourtant d’inverser la tendance. Des musiciens intègrent le kikongo dans leurs chansons, des troupes de théâtre jouent dans cette langue, et certains écrivains la valorisent dans leurs textes. Mais ces efforts restent isolés et manquent cruellement de soutien institutionnel et médiatique pour garantir un impact durable.
La préservation du kikongo à Matadi dépasse la simple question linguistique. Il s’agit de protéger l’identité culturelle de plus de 445 000 habitants et de transmettre aux générations futures un héritage unique qui plonge ses racines dans l’histoire prestigieuse de l’ancien empire Kongo. La question reste entière : saurons-nous réagir à temps pour éviter que ne disparaisse à jamais cette richesse inestimable du patrimoine congolais?
Article Ecrit par Yvan Ilunga
Source: Actualite.cd