Le bruit des trains a cédé la place aux cris des vendeurs à Matete. Sous un parasol défraîchi, Mama Nzuzi étale ses tomates à même les rails rouillés. « Je sais qu’un train peut surgir à tout moment, mais où aller ? Le loyer se paie avec ces ventes », lâche-t-elle, un regard fuyant vers la voie désaffectée. Comme elle, des centaines de commerçants ont transformé cette artère ferroviaire de Kinshasa en un gigantesque marché pirate, ignorant le danger pour un bout de pain quotidien.
Chaque matin, cette zone sous le pont Matete se métamorphose en un chaos organisé. Des étals de poissons séchant au soleil voisinent avec des tas de vêtements d’occasion, tandis que des sacs de charbon déversent leur poussière noire sur les traverses. Les images parlent d’elles-mêmes : des légumes exposés à côté de flaques d’eau croupie, des enfants jouant entre les wagons abandonnés, des parasols plantés comme des champignons vénéneux sur cette voie de désolation.
« Nous achetons ici par nécessité, pas par choix », confie un client, montrant du doigt les mouches tournoyant autour des morceaux de viande exposés à l’air libre. L’insalubrité du marché pirate de Matete saute aux yeux : pas d’eau courante, pas de toilettes, des déchets s’accumulant sous le pont où s’entassent sachets et détritus. Combien de maladies digestives contractées dans cette soupe bactérienne à ciel ouvert ?
Le péril dépasse pourtant la simple question sanitaire. « La semaine dernière, une charrette a failli écraser une vendeuse », raconte un jeune cireur de chaussures installé près des rails. Les risques d’accident chemin de fer sont permanents dans cette cohue où piétons, vendeurs et véhicules improvisés se bousculent. Et que se passera-t-il quand les trains reprendront du service sur cette ligne négligée ?
Cette anarchie nourrit aussi l’insécurité. « Des pickpockets profitent de la foule pour opérer », dénonce un habitant du quartier Batandu voisin. Sans surveillance policière, ce marché sauvage devient un paradis pour les petits délinquants. Les rails, autrefois symbole de mobilité, sont désormais des cicatrices urbaines où s’enracine la précarité.
Le paradoxe est cruel. Alors que Kinshasa suffoque dans ses embouteillages monstres, cette infrastructure potentiellement salvatrice pour désengorger la capitale est transformée en bazar insalubre. Le chemin de fer pourrait pourtant offrir une alternative aux routes saturées, mais voilà : il sert aujourd’hui de présentoir à tomates bruyantes et de dépotoir à ordures.
Derrière cette vente informelle à Kinshasa se cache un drame social silencieux. Ces vendeurs des rails sont les oubliés d’une économie qui n’offre plus de place aux petits. « L’État nous abandonne », accuse un vieux vendeur de cigarettes, les pieds posés sur une traverse. Mais jusqu’à quand tolérera-t-on que la survie des uns mette en péril la sécurité de tous ?
La situation sous le pont Matete résume l’urgence urbanistique de Kinshasa. Entre la nécessité économique immédiate et les exigences sanitaires et sécuritaires, le choix ne devrait pourtant pas être cornélien. Sans solution alternative, ce marché des rails restera une poudrière où chaque jour allume une nouvelle mèche. Combien de drames faudra-t-il pour qu’enfin les autorités se saisissent de cette bombe à retardement sociale ?
Article Ecrit par Chloé Kasong
Source: Actualite.cd
