Le 30 juin 1960, dans l’effervescence de Léopoldville, un coup de tonnerre politique ébranle la cérémonie d’indépendance. Patrice Lumumba, Premier ministre fraîchement investi, dévie du protocole pour livrer un réquisitoire implacable contre le colonialisme belge. Ce discours de Lumumba, véritable pierre angulaire de la mémoire coloniale en RDC, surgit comme un rappel cru des « blessures trop fraîches » infligées par 80 ans de domination.
Face au roi Baudouin et aux diplomates médusés, Lumumba dépeint sans fard le sort réservé aux Congolais : « Nous avons connu le travail harassant pour des salaires de misère, les insultes, les coups matin, midi et soir parce que nous étions des nègres ». Cette rupture oratoire, non prévue au programme, opère une catharsis collective immédiate. L’audace réside moins dans la dénonciation que dans son cadre : un acte fondateur où la victime nomme ses bourreaux devant leurs symboles vivants.
L’analyse du discours d’indépendance révèle une double architecture mémorielle. D’abord, la commémoration des luttes sanglantes : « Cette lutte fut de larmes, de feu et de sang » évoquant les émeutes de janvier 1959 à Léopoldville où 47 Congolais tombèrent sous les balles. Ensuite, l’injonction à transmettre aux générations futures le récit des humiliations systémiques – salaires de famine, logements indignes, enfances sacrifiées. Le discours intégral de Patrice Lumumba apparaît ainsi comme un acte de résurrection historique face à l’effacement programmé.
La charge anticoloniale puise sa légitimité dans l’économie de prédation léopoldienne. Qui se souvient que l’extraction du caoutchouc sous Victor Fiévez décima des villages entiers par la maladie du sommeil ? Lumumba, en stratège politique, retourne ce passé comme un poignard : chaque allusion aux « mains mutilées » renvoie aux méthodes punitives belges documentées. Cette rhétorique n’est-elle pas l’ultime recours d’un leader pressentant déjà la balkanisation menaçant le Katanga ?
Près de 64 ans plus tard, la portée sismique de ce texte demeure. Sa marginalisation officielle – Lumumba destitué trois mois plus tard puis assassiné – n’a fait qu’en renforcer le mythe. Les blessures évoquées en 1960 irriguent toujours les revendications mémorielles actuelles, des restitutions d’œuvres d’art aux réparations économiques. Et si ce discours reste inaudible pour certains, il constitue un socle identitaire incontournable où se reconnaît la majorité des Congolais.
L’héritage est ambigu : monument verbal contre l’oubli, mais aussi épitaphe prémonitoire pour son auteur. La véhémence de Lumumba scella son destin autant qu’elle immortalisa sa parole. Aujourd’hui, la mémoire coloniale en RDC navigue entre ce devoir de remémoration et la nécessité de dépasser le trauma. Reste que chaque 30 juin, l’ombre portée de ces mots rappelle une évidence : l’indépendance se conquiert en un jour, mais la libération mentale exige des décennies.
Article Ecrit par Chloé Kasong
Source: mediacongo.net