Lancée en janvier 2021, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf, ou AfCFTA en anglais) suscite d’immenses espoirs pour stimuler le commerce intra-africain. À mi-parcours, il est temps de dresser un bilan : quels gains de compétitivité ont été enregistrés, qui sont les principaux bénéficiaires de ce vaste marché commun, et quels obstacles continuent de freiner son essor ? Malgré des progrès réels – une hausse notable mais encore modeste des échanges intra-africains – le tableau révèle une dynamique à deux vitesses. D’un côté, certains pays et filières industrielles tirent déjà leur épingle du jeu ; de l’autre, des goulots d’étranglement logistiques et des arbitrages tarifaires non résolus limitent encore l’essor du commerce continental.
Une dynamique commerciale à deux vitesses
Près de quatre ans après son entrée en vigueur, la ZLECAf n’a pas déclenché un boom immédiat du commerce intra-africain, mais une progression graduelle. En 2023, les échanges commerciaux à l’intérieur du continent ont atteint environ 192 milliards de dollars, soit une légère hausse de 3,2% par rapport à l’année précédente. Cela représente environ 15% du commerce total de l’Afrique – un niveau qui reste faible en comparaison d’autres régions intégrées, et similaire à la situation pré-2021. Autrement dit, l’Afrique commerce encore 85% avec le reste du monde, signe que le plein potentiel de la ZLECAf reste à concrétiser.
Cette lente montée en régime s’explique en partie par une mise en œuvre incomplète de l’accord. En pratique, tous les pays n’ont pas encore adopté les réductions tarifaires convenues. Seuls 19 États environ avaient officiellement publié leurs tarifs préférentiels AfCFTA fin 2024, limitant pour l’instant le libre-échange effectif à un noyau de pays précurseurs. Ainsi, un commerce continental « préférentiel » s’est instauré à deux vitesses : d’un côté, les pays ayant ratifié et appliqué l’accord commencent à s’échanger des marchandises en franchise de droits ; de l’autre, nombre de nations en sont encore au stade des préparatifs administratifs et politiques.
Néanmoins, les premiers bénéfices concrets apparaissent. Le programme pilote « Guided Trade Initiative » lancé par le Secrétariat de la ZLECAf en octobre 2022 a permis d’accélérer les échanges dans un cadre restreint. Le résultat est parlant : le nombre de certificats d’origine délivrés (indispensables pour bénéficier des tarifs zéro) est passé de 13 en 2022 à plus de 2 600 en 2023. En clair, des milliers d’envois de marchandises ont effectivement circulé sous les préférences AfCFTA, alors qu’ils étaient quasi inexistants l’année du lancement. Cette montée en puissance progressive témoigne du potentiel de l’accord : dès que les mécanismes tarifaires et douaniers s’harmonisent, le commerce suit. Mais elle révèle aussi la période d’adaptation nécessaire aux opérateurs économiques pour s’approprier le nouvel espace commercial.
Les principaux bénéficiaires : pays et secteurs gagnants
Derrière la moyenne continentale se cachent de fortes disparités régionales. L’Afrique australe s’affirme comme le moteur du commerce intra-africain, totalisant 58 milliards de dollars d’échanges intra-continents en 2024. Viennent ensuite l’Afrique de l’Ouest (environ 53 milliards), puis l’Afrique de l’Est (47 milliards). L’Afrique du Nord suit avec 31 milliards, et l’Afrique centrale ferme la marche, n’engrangeant qu’environ 19 milliards – symptôme de son retard infrastructurel et productif. Ces écarts soulignent que les bénéfices de la ZLECAf profitent d’abord aux zones déjà bien intégrées et industrialisées, tandis que les régions plus enclavées ou fragiles tardent à en tirer parti.
Au niveau national, quelques poids lourds économiques tirent la dynamique. L’Afrique du Sud, à elle seule, représente 25% des exportations intra-africaines – grâce à son industrie diversifiée (automobiles, produits manufacturés, biens de consommation) qui trouve de nouveaux débouchés chez ses voisins. L’Égypte et le Nigeria figurent également parmi les grands gagnants, s’imposant comme des pivots du commerce continental. Ces pays, de par la taille de leur économie et leur base industrielle, sont les premiers à conquérir des parts de marché régionales. Ils bénéficient d’une compétitivité accrue pour exporter voitures, ciment, produits chimiques, textiles ou denrées agroalimentaires vers d’autres pays africains, désormais sans droits de douane ou avec des tarifs réduits.
Les filières industrielles les plus dynamiques confirment cette tendance. D’après la Commission économique de l’ONU pour l’Afrique, l’agro-industrie et l’industrie manufacturière sont les premières à profiter de la ZLECAf, devant les autres secteurs. En effet, le grand marché africain favorise l’essor de chaînes de valeur régionales dans l’agroalimentaire, permettant par exemple à des producteurs de café ou de cacao de transformer localement leur production et de l’écouler sur le continent. De même, l’industrie automobile (montage de véhicules, pièces détachées) voit s’ouvrir un horizon de 1,3 milliard de consommateurs, stimulant les implantations d’usines et les partenariats entre pays. L’industrie pharmaceutique africaine, encore embryonnaire, est un autre secteur stratégique : la ZLECAf facilite la production locale de médicaments génériques et la distribution sur des marchés voisins, réduisant la dépendance aux importations hors d’Afrique.
Fait notable, le commerce intra-africain porte déjà sur une proportion élevée de produits transformés. Les biens manufacturés constituent environ 46% des exportations intra-africaines, devant les produits agricoles et alimentaires (21%). Cela contraste avec la structure des exportations africaines vers le reste du monde, dominées par les matières premières brutes. Ce chiffre témoigne d’une diversification progressive : le libre-échange continental offre aux industriels africains un terrain pour écouler des biens à plus haute valeur ajoutée, stimulant la montée en gamme des économies. Les premiers succès illustrent ce changement : l’envoi inaugural de l’Afrique du Sud vers le Kenya dans le cadre AfCFTA contenait des réfrigérateurs et machines-outils plutôt que des minerais. De même, le Rwanda a exporté du café moulu et conditionné au Ghana, et non plus seulement des grains verts vers l’Europe. Ces exemples concrets – qui impliquent parfois des PME dirigées par des femmes ou des jeunes entrepreneurs, souligne le Secrétariat de la ZLECAf – montrent comment l’accord peut favoriser l’essor de nouvelles catégories d’exportateurs. Les grands groupes panafricains (banques, cimenteries, télécoms) ne sont pas en reste et profitent de l’intégration pour s’étendre, mais l’accord vise aussi à inclure les PME locales dans le mouvement, via des initiatives comme les « Trade Aggregating Companies » soutenues par Afreximbank.
Des défis logistiques toujours pesants
Si la ZLECAf abolit progressivement les barrières tarifaires, les barrières physiques et logistiques, elles, demeurent un frein majeur au commerce africain. Un produit fabriqué en Afrique de l’Est peut mettre des semaines à parvenir en Afrique de l’Ouest, là où il suffirait de quelques jours pour une expédition vers l’Europe. Les coûts de transport sur le continent restent parmi les plus élevés au monde, et pour cause : infrastructures insuffisantes, procédures douanières lourdes, et fragmentation des réseaux de transport continuent de pénaliser les échanges.
Parmi les goulots d’étranglement persistants figurent notamment :
- Le manque d’infrastructures de transport modernes : routes en mauvais état, réseaux ferroviaires limités et liaisons aériennes intra-africaines coûteuses. La Banque africaine de développement (BAD) estime qu’il faudrait investir entre 130 et 170 milliards de dollars par an dans les infrastructures pour combler le déficit continental. Un étude de la CEA a identifié plus de 60 000 km de routes prioritaires à réhabiliter ou construire pour accompagner la hausse attendue du trafic sous AfCFTA. Sans ces investissements massifs, de nombreux producteurs africains resteront coupés de leurs marchés régionaux potentiels.
- Des formalités douanières et des normes hétérogènes : malgré des efforts de facilitation, traverser une frontière africaine demeure souvent long et complexe. Le manque d’harmonisation des procédures et l’absence de numérisation généralisée entraînent des délais importants aux postes-frontières. Par exemple, un camion de marchandises peut encore attendre plusieurs jours pour dédouaner à certaines frontières. L’adoption du certificat d’origine électronique AfCFTA, en cours de développement, devrait à terme simplifier et accélérer ces contrôles, mais sa mise en place est encore en phase pilote.
- Des corridors de transport à améliorer : le continent s’organise autour de grands axes routiers et ferroviaires (couloirs Abidjan-Lagos en Afrique de l’Ouest, North-South Corridor du Cap au Caire, etc.). Or beaucoup de ces corridors manquent d’aménagements modernes (aires logistiques, postes-frontières intégrés, etc.). Des initiatives commencent à voir le jour – le Secrétariat de la ZLECAf, avec TradeMark Africa, a récemment contribué à moderniser le poste-frontière entre le Ghana et le Togo sur le corridor Abidjan-Lagos – mais les progrès sont lents. En attendant, les entreprises africaines subissent un handicap logistique qui réduit la compétitivité des produits sur les marchés régionaux.
Il faut ajouter que l’accès à l’électricité et à l’énergie demeure un défi transversal : 600 millions d’Africains n’ont pas accès à une électricité fiable, rappelle la BAD. Sans énergie, pas d’usine compétitive ni de chaîne du froid pour exporter des produits agroalimentaires à travers le continent. Logistique et énergie sont ainsi les deux faces d’une même médaille : pour que la ZLECAf tienne ses promesses, il est crucial d’investir dans ces infrastructures de base. Chaque progrès en la matière aura un impact direct sur le coût du transport, la capacité de production et la fluidité des échanges intra-africains.
Des arbitrages tarifaires encore nécessaires
Sur le volet commercial proprement dit, la ZLECAf est une œuvre inachevée qui nécessite encore des arbitrages sensibles. Certes, l’accord prévoit l’élimination d’environ 90% des lignes tarifaires entre pays africains, avec une période de transition échelonnée sur 5 à 10 ans selon le niveau de développement, et à terme 97% des droits de douane devraient être supprimés d’ici 2037. Toutefois, cela laisse 3% de « produits exclus » du champ de la libéralisation, ainsi qu’une liste de produits sensibles (7% des lignes tarifaires) pour lesquels la baisse des tarifs est plus graduelle. Quels secteurs se cachent derrière ces pourcentages ? Souvent, il s’agit de filières stratégiques protégées par les États : textile et habillement, sucre, volaille, automobiles d’occasion, etc., que certains pays jugent vulnérables face à la concurrence régionale. Trouver le bon équilibre tarifaire – protéger temporairement certaines industries naissantes tout en favorisant l’ouverture – est un exercice délicat qui se poursuit dans les négociations AfCFTA.
Un autre enjeu technique mais crucial est celui des règles d’origine. Pour bénéficier de l’exemption de droits de douane, un produit doit remplir des critères d’origine africaine (un pourcentage minimum de valeur ajoutée locale, par exemple). Des règles trop restrictives risquent d’exclure des produits pourtant assemblés en Afrique, tandis que des règles trop souples pourraient permettre à des produits non-africains de pénétrer le marché continental en contournant les tarifs (on parle de « trafic d’entrepôt » via un pays tiers). Harmoniser ces règles d’origine de façon pragmatique est donc indispensable pour encourager de véritables chaînes de valeur africaines. Des progrès ont été réalisés – plus de 85% des lignes de produits ont une règle d’origine agréée – mais quelques secteurs sensibles (automobile, textile) font encore l’objet de tractations.
Par ailleurs, de nombreux pays africains demeurent dépendants des recettes douanières pour financer leur budget. Réduire à zéro les tarifs intra-africains peut donc créer un manque à gagner fiscal à court terme. Conscient de cette contrainte, le Secrétariat de la ZLECAf a mis en place un Fonds d’ajustement pour compenser les pertes et soutenir la transition. Géré en partenariat avec la Banque africaine d’Export-Import (Afreximbank), ce fonds a déjà mobilisé 1 milliard de dollars et vise au moins 10 milliards pour aider les États à adapter leur économie et investir dans de nouvelles capacités productives. Cela permettra, par exemple, de financer la reconversion de secteurs vulnérables ou d’appuyer la montée en puissance de filières exportatrices naissantes, afin que tous les pays puissent bénéficier de l’ouverture sans déstabiliser leur économie.
Enfin, l’intégration des services reste un chantier à part entière. La libre circulation des marchandises ne fait pas tout : les échanges de services (transports, finance, télécommunications, tourisme, etc.) représentent une part croissante de l’économie. L’AfCFTA comprend un protocole sur le commerce des services, avec cinq secteurs pilotes en cours de libéralisation (finance, télécoms, transport, tourisme et services aux entreprises). Une ouverture accrue de ces marchés de services pourrait doper le commerce intra-africain indirectement – par exemple en facilitant le transport des biens ou en harmonisant les réglementations financières pour les paiements transfrontaliers. Sur ce point également, il faudra arbitrer entre l’objectif d’un vaste marché commun des services et la volonté de certains pays de protéger leurs prestataires nationaux. Des avancées sont enregistrées (accords de reconnaissance mutuelle de qualifications, initiatives de digitalisation comme la plateforme panafricaine de paiements PAPSS pour régler en devises locales), mais le plein potentiel reste à exploiter.
Vers un commerce intra-africain renforcé
À mi-parcours de sa mise en place, la ZLECAf offre un bilan contrasté. Qui profite vraiment du libre-échange africain aujourd’hui ? Principalement, les économies les plus diversifiées et connectées – Afrique du Sud, Maroc, Kenya, Égypte, Nigéria – ainsi que les secteurs manufacturiers et agro-industriels capables de monter en gamme. Qui attend encore son tour ? De nombreux pays plus petits ou moins développés, pénalisés par un manque d’infrastructures ou une base productive limitée, pour qui l’impact reste encore marginal. Le tableau est donc celui d’une intégration continentale à deux vitesses, où les pionniers engrangent les premiers bénéfices pendant que les autres s’efforcent de combler leur retard.
Pour autant, l’histoire de la ZLECAf ne fait que commencer. Les gains potentiels à long terme demeurent considérables. D’après la Commission économique pour l’Afrique, une mise en œuvre intégrale de l’accord pourrait accroître le commerce intra-africain de +35% d’ici 2045, soit plus de 275 milliards de dollars d’échanges supplémentaires. La Banque mondiale estime que l’AfCFTA pourrait faire progresser de 7% le revenu moyen en Afrique d’ici 2035, et sortir au moins 50 millions de personnes de la pauvreté. Au-delà des chiffres, la vision est celle d’une Afrique plus autosuffisante, capable de transformer ses matières premières sur place, de vendre des biens « Made in Africa » à ses propres consommateurs, et de renforcer sa résilience économique face aux chocs externes. « Accélérer la ZLECAf, un marché intérieur de 3 400 milliards de dollars, est crucial pour redéfinir l’avenir économique du continent », plaide Akinwumi Adesina, le président de la BAD.
Atteindre cette vision nécessitera de poursuivre les réformes et les investissements. Au menu des priorités figurent la construction d’infrastructures modernes (ports, routes, énergie verte) pour désenclaver le commerce, l’harmonisation des politiques (douanes, normes, fiscalité) entre États, et le soutien aux PME pour qu’elles saisissent les opportunités du marché continental. Il faudra également maintenir un dialogue constructif entre pays pour lever les dernières barrières et renforcer la confiance mutuelle – condition sine qua non d’une intégration réussie.
En 2025, la ZLECAf est donc à un tournant : les fondations sont posées, les premiers bénéfices se font jour, mais le véritable essor du commerce intra-africain reste à bâtir. Les prochaines années seront décisives pour transformer l’essai. Si les obstacles logistiques et tarifaires sont surmontés, la zone de libre-échange profitera vraiment à tous les Africains, du grand industriel à l’agriculteur, du géant continental à la petite économie insulaire. L’Afrique aura alors gagné son pari : échanger davantage avec elle-même pour mieux se développer. Les gains de compétitivité engrangés çà et là deviendront une prospérité partagée à l’échelle du continent. C’est tout le mal que l’on peut souhaiter à la ZLECAf à l’approche de sa pleine maturité.
Sources : Banque africaine de développement, Secrétariat de la ZLECAf, Banque africaine d’Export-Import (Afreximbank), Commission économique pour l’Afrique (ONU CEA), Banque mondiale, Forum économique mondial.