Depuis quelques années, le spectre d’une nouvelle crise de la dette plane sur l’Afrique. La dette publique du continent a atteint des niveaux inédits, alimentant craintes et débats. Faut-il envisager un « New Deal » financier pour l’Afrique afin d’éviter une cascade de défauts de paiement ? Tour d’horizon de l’ampleur du problème, d’un cas emblématique (le Ghana), du rôle des créanciers privés, et des solutions proposées pour sortir de l’impasse.
L’Afrique surendettée ?
L’endettement public de l’Afrique a explosé ces dernières années, sous l’effet combiné de chocs économiques (pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine) et de besoins de développement pressants. En 2023, la dette publique totale des pays africains frôle les 2 000 milliards de dollars, dont environ 1,16 trillion $ de dette extérieure – soit 60 % de la dette publique totale. Ce fardeau représente près de 72 % du PIB agrégé du continent, un niveau presque double de celui du début des années 2010. En effet, le ratio moyen dette/PIB en Afrique est passé de 31 % en 2010 à environ 67 % en 2023, un bond considérable en une décennie.
Plusieurs pays se retrouvent ainsi en situation précaire. Selon l’Union africaine, 21 pays africains sont soit en détresse financière avérée, soit exposés à un haut risque de surendettementau.int. Après l’allègement de la dette des années 2000 (Initiative PPTE), la tendance s’est inversée : les États ont de nouveau emprunté massivement pour financer infrastructures, santé ou éducation, souvent à des taux élevés. La dette intérieure (emprunts locaux) compte pour environ 40 % du total, tandis que 60 % est due à des créanciers extérieurs. Parmi ces créanciers extérieurs, on trouve des institutions multilatérales (Banque mondiale, FMI…), des pays (Chine, créanciers du Club de Paris) mais aussi de plus en plus des investisseurs privés via les eurobonds (obligations souveraines en devises).
Le service de cette dette pèse lourdement sur les finances publiques. La charge des intérêts de la dette extérieure de l’Afrique subsaharienne représente en moyenne 3,4 % du PIB sur 2025-2027, soit autour de 20 milliards de dollars par an. Dans de nombreux pays, le remboursement de la dette prive l’État de ressources pour les besoins essentiels. Par exemple, le Ghana consacre environ 26 % de ses revenus budgétaires au paiement des intérêts de sa dette, contre seulement 3 % pour un pays développé comme la France. Plus généralement, le service de la dette extérieure des pays africains a grimpé : le ratio médian des paiements extérieurs par rapport aux recettes publiques est passé de 6,8 % avant la pandémie à 10,6 % sur 2020-2022. Autrement dit, plus de 1 $ sur 10 récoltés par le fisc part désormais au remboursement des créanciers extérieurs, réduisant d’autant les budgets pour la santé, l’éducation ou les infrastructures.
Plusieurs facteurs expliquent cette situation. D’une part, les chocs externes ont accru les besoins de financement : la crise du Covid-19 a creusé les déficits, et l’envolée des prix de l’énergie et des denrées (sur fond de guerre en Ukraine) a renchéri la facture des importations et des subventions. D’autre part, le resserrement monétaire mondial a fait grimper les taux d’intérêt, rendant le refinancement de la dette plus coûteux. Beaucoup de pays africains empruntent à des taux largement supérieurs à ceux des pays riches : là où les États occidentaux peuvent se financer à 2-3 %, les pays africains font face à des taux souvent supérieurs à 10 % sur les marchés internationaux. Cette situation alimente un cercle vicieux : des taux d’emprunt élevés brident la croissance, ce qui fragilise la capacité de remboursement et renchérit encore le coût du crédit – un « cycle de perception du risque négative » décrit par les analystes.
Ghana : un cas test continental
Le Ghana illustre cruellement les dynamiques à l’œuvre dans la crise de la dette africaine. Considéré il y a peu comme l’une des économies stables du continent, ce pays d’Afrique de l’Ouest a vu sa dette publique exploser pour atteindre environ 80 % du PIB en 2022. Miné par des déficits jumeaux (budgétaire et courant) et la chute de sa monnaie, le Ghana s’est retrouvé à court de liquidités. En décembre 2022, Accra a pris la décision radicale de suspendre le paiement de la plupart de sa dette extérieure, se déclarant en défaut de fait sur ses eurobonds et sur certains prêts extérieurs. Ce défaut de paiement – le premier du Ghana depuis des décennies – a envoyé une onde de choc, mais est vite apparu inévitable.
Pour remettre son économie sur pied, le Ghana s’est tourné vers le Fonds monétaire international. Un accord de sauvetage d’environ 3 milliards de dollars sur trois ans a été approuvé en mai 2023 par le FMI, en échange de réformes économiques et d’une restructuration de la dette. Entre-temps, le gouvernement ghanéen avait engagé un échange de sa dette intérieure (dite opération de Domestic Debt Exchange) afin d’alléger le service de la dette locale : les banques et fonds de pension locaux ont dû accepter des maturités plus longues et des taux réduits sur les obligations d’État en cedi (la monnaie nationale). Cependant, l’essentiel du problème réside dans la dette extérieure, détenue par une mosaïque de créanciers internationaux.
Le Ghana a entamé des négociations tous azimuts avec ses partenaires et créanciers. D’un côté, les créanciers officiels se sont organisés en comité sous l’égide du Club de Paris (qui regroupe les pays créanciers occidentaux) et de la Chine, co-présidents du comité ad hoc. En 2023, ce comité a accordé au Ghana des assurances de financement, condition nécessaires au déblocage des fonds du FMI. En clair, les États créanciers ont accepté en principe de rééchelonner la dette ghanéenne et de réfléchir à des allègements, sans quoi l’aide du FMI n’aurait pu être approuvée. De l’autre côté, le Ghana doit aussi convaincre ses créanciers privés (détenteurs d’eurobonds et banques commerciales) de participer à l’effort.
Fin 2023, environ 13 milliards de dollars de dettes internationales (eurobonds) et de créances bilatérales avaient fait l’objet de restructurations ou d’accords de principe. Mais le pays n’est pas tiré d’affaire : il lui reste à s’entendre avec les créanciers commerciaux restants avant de sortir pleinement du défaut. Parmi ces créanciers, un cas épineux a émergé – celui d’Afreximbank. Cette banque panafricaine (African Export-Import Bank), basée au Caire, avait prêté au Ghana au moins 750 millions $, via des facilités de crédit. Le Ghana a inclus ces montants dans le périmètre de la dette à restructurer, indiquant n’avoir effectué aucun paiement depuis deux ans à Afreximbank compte tenu du moratoire sur sa dette extérieure. Or, Afreximbank affirme au contraire bénéficier d’un statut de créancier « privilégié » comparable à celui de la Banque mondiale ou du FMI, qui la mettrait théoriquement à l’abri des pertes en cas de défaut. Le différend s’est intensifié en 2025 : des sources ont rapporté qu’Afreximbank aurait signalé à ses propres investisseurs que le Ghana était à jour de paiements, ce que le gouvernement ghanéen dément vigoureusement.
Cette querelle illustre la complexité du paysage créancier actuel. Les créanciers officiels occidentaux (Club de Paris) et le FMI jugent qu’Afreximbank – tout comme la banque de commerce et développement d’Afrique de l’Est TDB – ne peut pas être exemptée de l’effort commun. En effet, ne pas restructurer ces prêts reviendrait à faire porter un effort plus lourd sur les autres créanciers, ce que ces derniers refusent. Le Club de Paris a donc prévenu que le Ghana (ainsi que la Zambie, engagée dans un cas similaire) devra renégocier les dettes dues à ces banques régionales africaines. En réponse, Afreximbank fait valoir son rôle crucial de financement du commerce africain et craint que la remise en cause de son statut n’enchérisse le coût de ses futurs prêts pour tous les pays africains. Ce bras de fer, encore en cours, retarde la conclusion définitive de l’opération ghanéenne et est suivi de près par l’ensemble du continent.
Les créanciers privés face à la crise
Outre les États et banques multilatérales, une large part de la dette africaine est détenue par des créanciers privés – typiquement des fonds d’investissement ayant acheté des eurobonds ou accordé des prêts commerciaux. Leur position est déterminante pour résoudre la crise, mais pas toujours alignée avec celle des créanciers publics.
Ces investisseurs privés recherchent évidemment à minimiser leurs pertes. Ils sont souvent réticents à accepter de trop fortes décotes (« haircuts ») sur le remboursement du capital. Par exemple, au Ghana, le gouvernement aurait proposé aux obligataires une réduction nominale de 30 à 40 % sur la valeur des eurobonds, accompagnée d’un gel temporaire des intérêts, afin de rétablir la soutenabilité de la dette. Une telle coupe a été jugée très agressive par certains analystes, difficile à « avaler » pour les investisseurs obligataires habitués à des rendements élevés. Les négociations s’annoncent ardues : chaque pourcent de réduction ou de délai de grâce se traduit par des millions perdus pour les créanciers, mais refuser tout effort pourrait aboutir à un défaut prolongé où les investisseurs ne récupéreraient rien pendant des années.
La position des fonds privés est donc un équilibrisme. D’un côté, ils surveillent attentivement le traitement réservé aux autres créanciers afin de s’assurer de la comparabilité de traitement. En vertu d’un principe désormais inscrit dans le Cadre commun du G20 (nous y reviendrons), les créanciers privés sont censés fournir des allègements proportionnels à ceux consentis par les créanciers officiels. Les obligataires exigent donc que les États et banques publiques n’obtiennent pas un traitement de faveur à leurs dépens. C’est pourquoi, par exemple, ils soutiennent les pays du G20 qui demandent qu’Afreximbank participe aux pertes : ils ne veulent pas qu’une banque africaine récupère 100 % de ses créances pendant qu’eux acceptent 30 % d’abandon. D’un autre côté, ces mêmes créanciers privés sont conscients que l’inaction peut aggraver leurs pertes. Les cas du Mozambique ou de la Zambie ont montré que patienter des années en situation de défaut aboutit souvent à des taux de recouvrement plus faibles, car l’économie du pays en crise se détériore. Mieux vaut parfois accepter une réduction modérée et donner au pays une chance de se redresser, plutôt que de pousser à l’extrême et risquer un cycle de défauts en chaîne.
Il n’en demeure pas moins que l’absence de mécanisme international contraignant complique la donne. Contrairement au Club de Paris pour les États, il n’existe pas de « Club de Londres » réunissant tous les créanciers privés : les négociations se font de gré à gré, au cas par cas. Certes, la plupart des eurobonds émis par les pays africains comportent désormais des clauses d’action collective (CAC) permettant à une majorité qualifiée d’imposer un accord à tous les détenteurs obligataires, ce qui limite le risque d’« fonds vautours » refusant les termes. Mais réunir cette majorité prend du temps, d’autant que les détenteurs d’obligations sont souvent dispersés aux quatre coins du monde. De plus, nombre de pays africains faisant face à l’échéance d’eurobonds importants en 2024-2025 ont perdu l’accès aux marchés : leurs titres se négocient à fort décote, reflétant la défiance des investisseurs. Ainsi, sans nouveau financement ou restructuration, le refinancement de ces obligations à maturité devient quasi impossible, ouvrant la voie au défaut.
Vers un « New Deal » financier africain ?
Face à ces perspectives alarmantes, un consensus émerge sur la nécessité d’un remaniement en profondeur de l’architecture financière concernant la dette africaine – en d’autres termes, un « New Deal » adapté au contexte actuel. Cette idée renvoie à un ensemble de solutions coordonnées, mêlant réformes internationales et initiatives africaines, pour éviter que la décennie à venir ne soit marquée par une série de défauts souverains.
Premiers à sonner l’alarme, les dirigeants africains multiplient les appels à l’action. En mai 2025, l’Union africaine a organisé à Lomé (Togo) sa première Conférence sur la dette. Lors de ce sommet, les responsables ont adopté la Déclaration de Lomé sur la dette, qui dresse une feuille de route pour sortir de la crise. Ils y expriment une critique forte du Cadre commun du G20, mis en place en 2020. Ce mécanisme, destiné à coordonner les restructurations des pays les plus pauvres après la suspension temporaire du service de la dette (initiative DSSI) pendant le Covid, est jugé trop lent, inefficace et « orienté par les créanciers ». Seuls trois pays africains (Tchad, Zambie, Éthiopie) l’ont officiellement activé, avec des résultats mitigés : il a fallu trois ans à la Zambie pour obtenir un accord de principe, et l’Éthiopie attend toujours en raison de complications géopolitiques. La Déclaration de Lomé plaide donc pour réformer en profondeur le Cadre commun : établir une méthodologie universelle pour la comparabilité de traitement entre créanciers, accélérer et clarifier les procédures, et inclure plus systématiquement toutes les parties prenantes (notamment les créanciers privés) dans les négociations. En filigrane, c’est tout le système de gestion des crises de la dette qu’il s’agit de repenser pour qu’il soit plus rapide, transparent et équitable.
Au-delà de l’amélioration des mécanismes existants, les dirigeants africains réclament des solutions plus audacieuses. Le président togolais Faure Gnassingbé a appelé à une véritable « nouvelle doctrine de la dette » pour l’Afrique, estimant que le continent ne peut plus se contenter des outils actuels et que le poids du service de la dette compromet gravement les objectifs de développement. Concrètement, plusieurs pistes sont avancées :
- Allègement et restructuration concertée : D’anciens chefs d’État, comme Olusegun Obasanjo du Nigeria, militent pour un nouveau plan d’allègement global de la dette africaine, à l’image de l’initiative PPTE des années 2000, mais adapté aux créanciers d’aujourd’hui (incluant la Chine et les marchés financiers). Une telle initiative supposerait un partage du fardeau entre tous les types de créanciers, potentiellement sous l’égide de l’ONU – l’UA plaide d’ailleurs pour la création d’un mécanisme international juridiquement contraignant de résolution des crises de dette souveraine.
- Suspension temporaire des paiements : En attendant les restructurations, l’idée de geler provisoirement le service de la dette refait surface. La DSSI du G20 en 2020-2021 a permis de suspendre environ 13 milliards $ de paiements dus par plus de 30 pays africains, offrant un répit pendant la pandémie. Les Africains souhaiteraient institutionnaliser ce type de moratoire en cas de choc économique majeur, pour éviter d’asphyxier les budgets lors des crises.
- Financements innovants et refinancement à faible coût : Pour briser le cercle vicieux des taux élevés, des propositions visent à remplacer les dettes coûteuses par des ressources moins onéreuses. Par exemple, la Commission économique pour l’Afrique (CEA) a lancé avec des partenaires un Fonds de liquidité et de durabilité permettant aux pays africains de mobiliser des financements à taux réduit en garantissant partiellement leurs eurobonds sur les marchés. De même, le rééchelonnement des échéances sur des maturités beaucoup plus longues, à la manière du plan Brady qui avait converti les dettes latino-américaines dans les années 1980 en obligations garanties à long terme, est envisagé. La Zambie, par exemple, a obtenu en 2023 un reprofilage d’une partie de sa dette sur plus de 20 ans auprès de ses créanciers officiels, réduisant son service annuel à court terme. L’Afrique du Sud, qui préside le G20 en 2025, met aussi en avant des mécanismes comme les clause d’interruption liée aux catastrophes climatiques (permettant de suspendre les paiements en cas de choc naturel) pour intégrer la vulnérabilité de ses pays à des risques exogènes.
- Mobilisation de ressources concessionnelles : Les institutions panafricaines et internationales explorent des moyens d’augmenter la part de financements à faible taux. Le G20 a entériné le principe de la reconstitution et de la réallocation des Droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI : l’objectif est de transférer une partie des 100 milliards $ de DTS non utilisés par les pays riches vers les pays africains, via par exemple la Banque africaine de développement (BAD) ou des fonds du FMI, afin de fournir des prêts très bonifiés. La BAD, de son côté, cherche à accroître sa capacité de prêt (par des augmentations de capital ou des garanties) pour proposer aux pays membres des financements de remplacement, moins chers que les marchés. Des échanges « dette contre climat » ou « dette contre développement » sont également proposés : un pays obtiendrait une annulation partielle de dette en échange d’investissements équivalents dans la transition écologique ou l’éducation. Ces swaps ont déjà été testés à petite échelle (par exemple, les blue bonds des Seychelles pour la protection des océans) et pourraient être étendus.
En filigrane, toutes ces mesures visent un même but : éviter un cycle de défauts qui serait catastrophique pour le développement du continent. Chaque défaut souverain n’entraîne pas seulement des pertes pour les créanciers ; il se traduit aussi par une récession économique, une dégradation des services publics et une montée de la pauvreté dans le pays concerné. Si plusieurs grandes économies africaines (comme l’Égypte, le Kenya ou le Nigeria) devaient à leur tour vaciller, c’est toute l’Afrique qui en subirait les conséquences en termes de stabilité et d’investissement.
New Deal ou défauts en série ?
L’Afrique se trouve donc à un tournant décisif. D’un côté, le scénario pessimiste est celui d’une « décennie perdue » sous le poids de la dette, où les défauts se multiplient faute de solution coordonnée – rappelant les crises des années 1980. De l’autre, l’espoir réside dans la mise en place d’un New Deal financier taillé sur mesure : un ensemble de mesures de soulagement et de refonte du système financier international pour redonner de l’oxygène aux économies africaines. Les signaux récents ne sont pas entièrement négatifs. Le rapport d’Afreximbank évoquait même « un rayon d’optimisme » en constatant certains signes de stabilisation à moyen terme : la décrue annoncée des taux d’intérêt mondiaux pourrait offrir un répit, et des améliorations de gestion de la dette au niveau local commencent à porter leurs fruits. Néanmoins, cet optimisme reste prudent et conditionné à des efforts soutenus.
En définitive, éviter un cycle de défauts de paiement massifs en Afrique exigera une solidarité internationale renouvelée et une responsabilisation des gouvernements africains. L’Union africaine, à travers la Déclaration de Lomé, a affiché une unité et une volonté de prendre son destin financier en main, tout en appelant à l’équité dans les règles du jeu global. La balle est désormais dans le camp des grands créanciers du monde et des institutions financières internationales : sauront-ils entendre l’appel à un New Deal africain ? C’est à cette condition qu’on pourra conjurer la spirale des défauts et redonner une chance au développement dans une Afrique allégée de son fardeau de la dette. Les prochaines années seront cruciales pour traduire ces propositions en actes concrets – ou, à défaut, pour gérer les conséquences d’une crise de la dette qui, sans action décisive, risque bel et bien de se généraliser.