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(Dossier) 17 mai 1997 : Chronique d’une révolution

Le 17 mai 1997, les habitants de Kinshasa voient déferler dans leurs rues les colonnes de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). En quelques heures, ces « petits soldats chaussés de bottes en caoutchouc » – surnommés Kadogo, pour la plupart à peine sortis de l’adolescence – s’emparent sans résistance de la capitale zaïroise. La veille, le président Mobutu Sese Seko, au pouvoir depuis 32 ans, a fui le pays. La chute de son régime, autrefois considéré indéboulonnable, a été accueillie dans l’allégresse populaire : « C’est le départ de Mobutu, Kabila est déjà arrivé. Nous sommes dans la joie ! » s’exclament des Kinois en liesse sur le boulevard du 30 Juin. Cet article retrace, dans l’ordre chronologique, les événements qui ont conduit à cette révolution du 17 mai 1997 – de ses causes profondes à ses conséquences immédiates – en donnant la parole aux témoins de l’époque et en analysant le contexte qui a précipité la fin du régime de Mobutu.

Le Zaïre de Mobutu : entre dictature, crise et désillusion

Pour comprendre l’onde de choc de mai 1997, il faut d’abord saisir le contexte du Zaïre sous Mobutu Sese Seko. Arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1965, le maréchal Mobutu instaure une dictature personnelle durant trois décennies. Il rebaptise le pays « République du Zaïre » en 1971 dans le cadre de sa politique d’« authenticité » et s’impose par un régime autocratique et corrompu, qualifié de « kleptocratie » par de nombreux observateurs. Sous son règne, malgré les ressources immenses du pays (cuivre, cobalt, diamants, pétrole…), l’économie s’effondre : en 1996, le Zaïre figure parmi les pays les plus pauvres du monde, le revenu par habitant ayant chuté des deux tiers depuis l’indépendance. Les infrastructures sont en ruine, les fonctionnaires ne sont plus payés, et les services publics (écoles, hôpitaux…) ne fonctionnent qu’au ralenti. La population congolaise, elle, vit dans la précarité, subissant au quotidien les exactions des soldats et policiers qui se servent sur les civils pour survivre.

Sur le plan politique, Mobutu a longtemps bénéficié du soutien inconditionnel des puissances occidentales pendant la Guerre froide, en particulier des États-Unis, de la France et de la Belgique, qui voyaient en lui un rempart anticommuniste en Afrique centrale. Mais avec la fin de la Guerre froide au début des années 1990, Mobutu perd son statut d’allié indispensable : son régime devient embarrassant aux yeux de Washington et Paris, qui réduisent puis suspendent leur aide financière au Zaïre. En 1990, face à des protestations populaires massives, Mobutu est contraint d’annoncer une ouverture démocratique et la fin du parti unique. Cependant, il manipule le processus de transition pour conserver le pouvoir, écartant notamment l’opposant historique Étienne Tshisekedi et noyautant la Conférence nationale souveraine. Ces manœuvres, combinées à la répression brutale de toute dissidence, achèvent de discréditer Mobutu aux yeux d’une grande partie de la population zaïroise. Au milieu des années 1990, le pays est plongé dans une impasse : la « transition démocratique » est au point mort, l’économie est exsangue, et le régime, miné par la maladie de son chef (Mobutu souffre d’un cancer de la prostate), donne des signes de faiblesse.

Enfin, un élément régional va agir comme détonateur : le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 et ses conséquences. Après les massacres, plus d’un million de réfugiés hutu – parmi lesquels se mêlent des ex-génocidaires du régime intérimaire rwandais – affluent dans l’est du Zaïre, fuyant la nouvelle armée tutsie du Front patriotique rwandais (FPR). Mobutu, par hostilité envers le régime de Kigali, tolère voire soutient la présence des milices Interahamwe et des ex-Forces armées rwandaises sur le sol zaïrois. Ces groupes armés hutu utilisent les camps de réfugiés comme base arrière pour lancer des incursions meurtrières au Rwanda, tout en s’en prenant également aux populations tutsi du Kivu à l’intérieur du Zaïre. Cette situation exacerbe les tensions ethniques locales : dans le Sud-Kivu, les populations Banyamulenge (Congolais Tutsi) sont persécutées et visées par des mesures d’exclusion. En septembre 1996, lorsque des responsables pro-Mobutu du Kivu menacent d’expulser les Banyamulenge, la révolte éclate.

Octobre 1996 : la rébellion éclate à l’Est

C’est dans l’Est du Zaïre, en octobre 1996, que débute la rébellion qui emportera Mobutu quelques mois plus tard. Le 18 octobre, dans les montagnes du Sud-Kivu, un chef de guerre longtemps oublié du grand public refait surface : Laurent-Désiré Kabila, un opposant de la première heure (il avait combattu aux côtés de Patrice Lumumba dans les années 1960), prend la tête d’une alliance de mouvements rebelles – l’AFDL – créée avec le soutien actif des pays voisins. Cette coalition hétéroclite regroupe des combattants banyamulenge, des milices Maï-Maï locales (guerriers autochtones adeptes de grigris traditionnels), d’anciens exilés opposés à Mobutu, mais aussi des troupes régulières venues du Rwanda, de l’Ouganda et de l’Angola. Car derrière Kabila, dont le rôle est d’incarner la rébellion aux yeux des Congolais, se cachent des parrainages étrangers décisifs : le Rwanda de Paul Kagame veut neutraliser les génocidaires hutu retranchés au Zaïre, l’Ouganda de Yoweri Museveni soutient l’offensive pour éliminer des guérillas anti-Ougandaises actives au Zaïre, et l’Angola de José Eduardo dos Santos y voit l’occasion de se débarrasser de Mobutu, qui appuyait la rébellion de l’UNITA angolaise. Cette alliance régionale va doter l’AFDL d’une puissance de feu et de capacités logistiques inédites pour une guérilla congolaise.

Un jeune combattant Maï-Maï en 1996 dans l’Est du Zaïre, tenant un fusil AK-47 artisanal. La rébellion contre Mobutu démarre à l’Est, menée par des milices locales et des exilés congolais, avec l’appui de l’armée rwandaise.

Dès fin octobre 1996, les combats font rage dans le Sud-Kivu et le Nord-Kivu. Les forces de l’AFDL – ou ce qui apparaît d’abord comme une « rébellion Banyamulenge » – remportent leurs premiers succès face aux troupes zaïroises. A dire vrai, l’armée de Mobutu, les Forces armées zaïroises (FAZ), s’avère être un colosse aux pieds d’argile. Minée par des années de détournements de soldes, d’indiscipline et d’humiliations (Mobutu a fait exécuter ou exiler de nombreux officiers compétents par peur des complots), l’armée zaïroise se décompose dès les premiers affrontements. Un observateur parlera d’« une armée morte, entre opérette et tragédie », dont l’effondrement total en moins de six mois va bouleverser la géopolitique de toute l’Afrique centrale. Sur le terrain, des unités entières des FAZ se débandent sans combattre, abandonnant armes et positions face à l’ennemi. En novembre 1996, les grands centres urbains de l’Est tombent l’un après l’autre : Bukavu, Uvira, Goma. Dans ces zones frontalières du Rwanda et de l’Ouganda, l’AFDL est appuyée directement par des soldats rwandais de l’Armée patriotique rwandaise (APR) et ougandais, qui participent aux offensives. L’AFDL s’empare également des vastes camps de réfugiés hutu disséminés autour de Goma – qui sont démantelés manu militari, provoquant le retour forcé de centaines de milliers de réfugiés au Rwanda mais aussi la fuite de dizaines de milliers de Hutu plus loin à l’ouest, traqués dans la jungle par les troupes de Kigali et de Kabila. De nombreux massacres de réfugiés seront commis pendant cette traque à travers la forêt zaïroise en 1996-1997, comme le documentera plus tard un rapport préliminaire de l’ONU évoquant même de possibles actes de génocide.

En quelques semaines, la vague de la rébellion balaie l’est du Zaïre. Le mouvement gagne du terrain à une vitesse foudroyante, surprenant jusqu’aux stratèges étrangers qui encadrent l’AFDL. Alors qu’un conflit prolongé était redouté, c’est l’inverse qui se produit : la progression éclair des rebelles révèle l’ampleur de la faillite de l’État mobutiste. Un diplomate américain présent en 1997 observe : « [Kabila] a avancé très rapidement, aidé par les Rwandais, d’est en ouest à travers le pays. [L’armée zaïroise] était une coquille vide, incapable de faire grand-chose ». En moins de six mois, l’AFDL conquiert la moitié est du Zaïre. Dès mars 1997, les grandes villes du centre tombent à leur tour : Kisangani, capitale de la province Orientale, est prise début mars après de durs combats contre la garde présidentielle et des mercenaires serbes au service de Mobutu. Puis c’est au tour de Mbuji-Mayi (chef-lieu minier du Kasaï) et de Lubumbashi, la deuxième ville du pays, capitale minière du Katanga, d’être libérées début avril 1997. La chute de Lubumbashi, fief même du pouvoir mobutiste en province, porte un coup psychologique majeur au régime. L’AFDL contrôle alors pratiquement tout le pays à l’exception de l’ouest et du nord, où Mobutu tente de regrouper ses dernières forces (voir carte ci-dessous).

La fuite de Mobutu et la « libération » de Kinshasa (mai 1997)

Au début du mois de mai 1997, la situation est désespérée pour le régime de Kinshasa. Le vieil « Homme du Zaïre », affaibli par la maladie, se retrouve président d’un État en lambeaux qu’il ne contrôle plus que sur le papier. Depuis janvier, Mobutu avait quitté le pays pour suivre des soins en Europe, laissant la gestion du conflit à un état-major divisé et démoralisé. Il rentre en catastrophe à Kinshasa le 17 mars 1997, mais ne parvient pas à redresser la situation militaire. Ses tentatives d’obtenir un cessez-le-feu et une médiation internationale piétinent, malgré l’implication du président sud-africain Nelson Mandela et du président gabonais Omar Bongo. Une rencontre au sommet est finalement organisée le 4 mai 1997 à bord d’un navire sud-africain, le SAS Outeniqua, au large de la côte congolaise, avec le parrainage de Mandela. Mobutu et Laurent-Désiré Kabila doivent s’y rencontrer en face-à-face pour la première fois afin de négocier une transition pacifique du pouvoir. Mais la réunion tourne court : Kabila, en position de force, refuse tout compromis. Il claque la porte des pourparlers après quelques heures, persuadé que la victoire militaire totale est à sa portée. Cet échec scelle le sort de Mobutu.

Les deux semaines suivantes voient l’agonie finale du régime. Tandis que les troupes de l’AFDL contournent la dernière ligne de défense à Kenge, à 200 km de Kinshasa, et foncent vers la capitale, Mobutu tente une ultime redistribution des cartes. Le général Donatien Mahele, chef d’état-major respecté pour son patriotisme et considéré comme modéré, est nommé ministre de la Défense. Mahele comprend que militairement tout est perdu et cherche à éviter un bain de sang à Kinshasa : par l’entremise de diplomates américains, il est en contact secret avec les rebelles pour organiser une reddition ordonnée. Le 15 mai au soir, Mahele et le Premier ministre Léon Kengo (remplacé entre-temps par le général Likulia) tentent de convaincre Mobutu de quitter Kinshasa au plus vite. Le maréchal finit par s’y résoudre. Mais autour de lui, les faucons du régime – notamment les généraux originaires de sa province, l’Équateur – jugent Mahele traître et s’y opposent violemment. Ils dressent même une liste de « traîtres » à éliminer, sur laquelle le nom de Mahele figure en haut.

Le matin du 16 mai 1997, Kinshasa se réveille dans la confusion. À 7h50, un convoi discret s’ébranle depuis la résidence de Mobutu jusqu’à l’aéroport de Ndjili. Sans sirènes ni protocole, Mobutu Sese Seko, affaibli et redoutant pour sa vie, monte à bord de son Boeing 727 privé. Dans sa fuite, il emporte des valises emplies de dollars et de biens de valeur – dernière image d’un chef d’État qui aura confondu pendant des années les caisses du pays avec son compte personnel. Le Léopard de Kinshasa s’envole ainsi vers son fief de Gbadolite, dans le nord de l’Équateur, qu’il atteint quelques heures plus tard. Cette désertion précipitée laisse la capitale sans autorité. Le même jour, les dignitaires du régime cherchent tous à sauver leur peau : le général Likulia, Premier ministre, se réfugie à l’ambassade de France, tandis que d’autres barons du mobutisme fuient en direction du Congo-Brazzaville voisin en traversant le fleuve Congo. Les États-Unis, qui suivent de près la situation, obtiennent de Laurent-D. Kabila qu’il retarde de 24 heures son entrée dans Kinshasa afin de permettre l’évacuation des étrangers et des derniers fidèles de Mobutu.

Cependant, ce répit diplomatique n’empêche pas le chaos de s’installer dans la ville abandonnée. Dans la soirée du 16 mai, de nombreux soldats zaïrois – notamment des éléments de la Division spéciale présidentielle (DSP), la garde prétorienne de Mobutu – se livrent au pillage des commerces, des banques et des bâtiments officiels de Kinshasa. Le général Mahele, qui tente personnellement de calmer les unités de la DSP livrées à elles-mêmes, se rend au camp militaire Tshatshi pour leur ordonner de cesser les exactions. Il y est accueilli par des tirs : des soldats mutinés, chauffés à blanc par la propagande anti-Mahele, l’abattent froidement dans la nuit du 16 au 17 mai. L’assassinat de celui qui était l’un des derniers officiers à vouloir une transition pacifique ouvre la voie à la débandade finale. Durant la nuit, Kinshasa est livrée aux émeutiers. Deux jours de pillages intensifs s’ensuivent, causant la destruction ou le vol systématique des biens de l’élite mobutiste – jusqu’au trône en ivoire de Mobutu, emblème kitsch de son pouvoir, qui est exhibé par des pillards dans sa villa ravagée.

Au matin du 17 mai 1997, Kinshasa « la rebelle » s’apprête à accueillir les nouveaux maîtres du pays. Les troupes de l’AFDL, parties de la périphérie est de la capitale, entrent en ville à pied, sans rencontrer de résistance armée. Aucune bataille rangée n’a lieu dans Kinshasa : la plupart des soldats zaïrois restants, démoralisés et abandonnés par leurs chefs, se sont débarrassés de leurs armes et attendent la reddition. Seul le capitaine Kongulu Mobutu, fils du dictateur surnommé « Saddam Hussein », tente de regrouper quelques loyalistes pour un baroud d’honneur. En vain – il finit par fuir lui aussi vers Brazzaville dans la journée, dernier membre du clan Mobutu à quitter la capitale. Pendant ce temps, les colonnes de combattants de l’AFDL investissent le centre-ville sous les vivats. « Précédées d’une réputation de discipline », ces troupes essentiellement composées de jeunes volontaires et d’enfants-soldats arrivent de l’est en ordre serré, encadrées par des officiers rwandais et ougandais. Un journaliste kinois, Rombaut Kasongo, témoin de l’événement, raconte la scène : « Je suis allé sur le boulevard Lumumba et nous avons vu les premiers éléments en colonne. Certains avaient des armes sur les épaules, d’autres des caisses de munitions sur la tête… Les gens criaient, chantaient en leur honneur, donnaient de l’argent aux rebelles, du pain… d’autres les aspergeaient d’eau ou de poudre pour dire qu’ils les accueillaient à bras ouverts et qu’ils étaient contents qu’ils aient pris la ville de Kinshasa. Nous sommes descendus par curiosité pour voir ces gens qui ont renversé Mobutu en un temps si court » se souvient-il. L’entrée triomphale se fait par le quartier de Masina et Ndjili, dans l’est de la capitale, et se propage vers le centre-ville et la cité administrative. Sur le Boulevard du 30 Juin, une foule euphorique acclame les insurgés en liesse, persuadée de vivre la fin d’un cauchemar. « Nous sommes très contents de la libération ! » s’exclament des badauds au micro de RFI alors que les soldats de Kabila brandissent leurs fusils en signe de victoire.

Cette journée du 17 mai 1997 marque la chute officielle du régime Mobutu. Laurent-Désiré Kabila, depuis Lubumbashi où il se trouvait encore, s’autoproclame président de la République et annonce immédiatement des changements symboliques majeurs : le Zaïre est rebaptisé République démocratique du Congo, son nom d’avant 1971, et le drapeau bleu à étoile jaune de l’indépendance (1960) est restauré. Kinshasa, la capitale, est placée sous couvre-feu pour permettre aux nouvelles autorités de rétablir l’ordre après les pillages. Très vite, la vie reprend son cours, mais avec une différence de taille : Mobutu Sese Seko, l’« invincible guide » qui a dominé le Congo pendant plus de trois décennies, n’est plus là. L’homme s’est envolé vers l’exil, qu’il passera d’abord au Togo puis au Maroc. Rongé par le cancer, il mourra quelques mois plus tard, le 7 septembre 1997, à Rabat, sans jamais être revenu en RDC. Kabila, pour sa part, fait son entrée à Kinshasa quelques jours après la prise de la ville, le 20 mai 1997, accueilli en sauveur. Le nouveau chef de l’État, âgé de 56 ans, arbore en public une tenue militaire et une casquette, promettant d’achever « la révolution » commencée sur le plateau des Bâtéké.

Acteurs et alliés de la révolution de 1996-97

La chute du régime Mobutu est avant tout l’histoire d’une collision entre deux hommes et deux systèmes que tout oppose : Mobutu Sese Seko et Laurent-Désiré Kabila. Autour d’eux gravite une pléiade d’acteurs – militaires, politiques, nations étrangères – dont le rôle a été déterminant dans le dénouement de mai 1997.

Mobutu Sese Seko, de son vrai nom Joseph-Désiré Mobutu, était au pouvoir depuis novembre 1965. Autrefois jeune sergent de l’armée coloniale belge, il s’est imposé à la faveur des troubles post-indépendance en renversant Patrice Lumumba en 1960 (il était alors chef d’état-major de l’armée) puis en orchestrant un second coup d’État en 1965 pour écarter le président Kasa-Vubu. Mobutu a ensuite modelé le Congo-Zaïre à son image : nationalisme outrancier (authenticité zaïroise, changement de nom du pays et des villes), culte de la personnalité, parti unique, et surtout un régime fondé sur la prédation économique et la cooptation des élites par l’argent. Sous son règne, Mobutu a accumulé une fortune personnelle évaluée entre 50 millions et 5 milliards de dollars en spoliant l’économie zaïroise. Figure extravagante arborant toque de léopard et canne d’ébène, il aimait se faire appeler le « Guide » ou le « Père de la nation ». Mais à mesure que son régime s’enfonçait dans la corruption et la répression, Mobutu voyait croître la fronde intérieure et l’isolement international. En 1996, malade et affaibli, il n’avait plus l’aura ni les appuis pour contenir une insurrection majeure. Ses propres généraux s’en méfiaient ou pactisaient en coulisses avec les rebelles (le cas de Mahele en est l’illustration). Et surtout, ses alliés occidentaux l’avaient abandonné : Paris et Washington, après l’avoir longtemps porté à bout de bras, ont refusé toute intervention pour le sauver en 1996-97, entérinant de fait sa chute. Seul le roi Hassan II du Maroc lui offrira l’asile et restera à ses côtés jusqu’à sa mort en exil.

Laurent-Désiré Kabila, quant à lui, présentait un parcours de révolutionnaire de l’ombre. Né en 1939 au Katanga, il avait été un compagnon de lutte de Patrice Lumumba puis de Pierre Mulele dans les années 1960. À 27 ans, il fut l’un des chefs de la rébellion Simba dans l’est du Congo (rébellion à laquelle participa Che Guevara en personne en 1965). Après l’écrasement de ce soulèvement, Kabila avait continué une guérilla dans les maquis du Sud-Kivu sous la bannière du Parti de la révolution du peuple (PRP), sans grand succès. Considéré comme un opposant marginal pendant des décennies, il refait surface en 1996 comme porte-parole de l’AFDL, appuyé par les puissances régionales. Les Congolais découvrent alors un homme trapu, à la tête rasée et au regard sérieux, qui se présente comme le continuateur de Lumumba. S’il est certain que Kabila n’aurait pu renverser Mobutu sans l’aide militaire étrangère, son charisme et son discours anti-impérialiste lui attirent initialement la sympathie d’une partie de la population. Il promet de restaurer la dignité congolaise après les années de dictature et de corruption. « L’objectif de ce mouvement révolutionnaire était de retrouver l’indépendance politique et économique, de retrouver le nom original du pays, son drapeau, son hymne », expliquera plus tard Raphaël Ghenda, un des cadres de l’AFDL, évoquant l’idéalisme des débuts. Kabila s’entoure dans l’AFDL de figures diverses : des anciens étudiants marxistes, des chefs Maï-Maï, des ex-gendarmes katangais exilés depuis 1960, etc. Mais très vite, on remarque que les postes clés de la rébellion sont tenus par des officiers rwandais ou ougandais (par exemple, James Kabarebe, un colonel rwandais, commande l’état-major de l’AFDL). Cette tutelle étrangère, acceptée par Kabila par pragmatisme pendant la guerre, deviendra l’un de ses principaux défis une fois au pouvoir.

Parmi les alliés africains de l’AFDL, trois pays ont joué un rôle moteur. Le Rwanda, d’abord, est l’architecte principal de la guerre anti-Mobutu. Le président rwandais Paul Kagame considère Mobutu comme complice des génocidaires hutu et décide d’une intervention directe. Dès octobre 1996, des unités entières de l’Armée patriotique rwandaise combattent sur le sol zaïrois aux côtés de l’AFDL. C’est l’armée rwandaise qui planifie en grande partie les opérations militaires, fournissant renseignement, commandement et discipline aux troupes disparates de Kabila. L’Ouganda du président Yoweri Museveni apporte également des troupes et du matériel. Kampala reprochait à Mobutu de servir de base arrière à des rébellions ougandaises (telles que l’Armée de résistance du Seigneur de Joseph Kony) ; Museveni avait donc tout intérêt à la chute du maréchal zaïrois. Enfin, l’Angola de José Eduardo dos Santos s’implique à partir de mars 1997, en envoyant plusieurs milliers de soldats réguliers sur le front sud-ouest. Mobutu avait été l’allié indéfectible de l’UNITA, la rébellion angolaise de Jonas Savimbi ; en participant à l’offensive de l’AFDL, Luanda cherchait à anéantir les bases arrières de l’UNITA au Zaïre. Les troupes angolaises joueront un rôle crucial dans la bataille de Kenge début mai 1997, débloquant une situation difficile pour l’AFDL en brisant la résistance des dernières forces mobutistes retranchées sur la route de Kinshasa.

D’autres acteurs régionaux ont appuyé plus discrètement la rébellion, notamment le Burundi (engagé contre les mêmes milices hutues que le Rwanda) et potentiellement l’Érythrée et la Tanzanie sur le plan diplomatique. À l’inverse, la France, traditionnellement alliée de Mobutu, a tenté tardivement de sauver le maréchal zaïrois sur le plan diplomatique – sans succès. Paris, évincé de la région des Grands Lacs après 1994, a bien soutenu un temps le maréchal (en appelant par exemple à une force d’interposition humanitaire en 1996), mais ne pouvait agir frontalement contre l’offensive menée par les alliés de Washington. De fait, les États-Unis ont gardé une position officielle neutre tout en « sanctionnant implicitement le soutien rwandais et ougandais à l’AFDL ». Washington, qui avait cessé toute aide à Mobutu depuis 1993, a même entamé des contacts avec l’AFDL avant la chute de Kinshasa : plusieurs compagnies minières américaines ont signé dès le début de 1997 des accords miniers avec l’AFDL, anticipant la fin du régime Mobutu. Preuve que l’issue du conflit ne faisait guère de doutes dans les chancelleries occidentales à l’époque.

Causes et bilan d’une chute annoncée

La révolution du 17 mai 1997 au Zaïre est l’aboutissement d’un long pourrissement interne et d’un concours de circonstances externes. Parmi les causes profondes de la chute de Mobutu, il y a bien sûr la faillite de son régime : trente ans de dictature et de corruption avaient laissé l’État exsangue, l’armée décomposée et la population à bout. « En 1996, le Zaïre était en état d’effondrement politique et économique, aggravé par des années de dictature et de corruption ; l’armée zaïroise s’était considérablement détériorée », note un bilan historique. Mobutu lui-même, vieillissant et affaibli par la maladie, n’avait plus l’énergie de tenir les rênes d’un gouvernement fracturé. La fin de la Guerre froide a également joué un rôle clé : privé du soutien inconditionnel des États-Unis et de leurs alliés, Mobutu a vu fondre les aides financières et l’appui diplomatique qui le maintenaient à flot. Son régime, jadis protégé en échange de son anticommunisme, s’est retrouvé isolé sur la scène internationale au milieu des années 1990. Ce vide géopolitique a ouvert un espace que les voisins du Zaïre allaient exploiter.

La cause immédiate de l’embrasement fut toutefois l’onde de choc du génocide rwandais. L’afflux massif de réfugiés armés dans l’Est du Congo, l’incapacité – ou l’absence de volonté – du régime Mobutu à les contrôler, puis les attaques des milices hutu contre le nouveau Rwanda ont déclenché l’intervention rwandaise en 1996. Sans la crise rwandaise, la rébellion de l’AFDL n’aurait probablement jamais vu le jour sous cette forme. Le Rwanda, l’Ouganda et l’Angola ont fourni la force militaire décisive qui manquait aux opposants congolais pour faire plier Mobutu. En ce sens, la chute de Mobutu a aussi été l’aboutissement d’une ingérence régionale d’une ampleur inédite en Afrique centrale – certains la qualifient d’« Africa’s World War » (la Première guerre mondiale africaine) tant de nombreux pays y ont pris part.

Il convient également de souligner que la rapidité de l’effondrement du régime a surpris beaucoup d’observateurs. Mais les signes avant-coureurs étaient là : dès 1991, lors des mutineries des soldats impayés à Kinshasa, le pouvoir mobutiste avait vacillé face aux pillages et aux protestations populaires. En 1993 et 1996, des manifestations massives avaient montré le ras-le-bol des Zaïrois. En mai 1997, plus personne ou presque n’était prêt à défendre Mobutu – ni son armée débandée, ni la population résignée, ni les puissances étrangères. Le renversement du « Léopard » est donc apparu rétrospectivement comme inéluctable.

L’héritage du 17 mai 1997 : espoirs et désillusions

Sur le moment, l’entrée de l’AFDL à Kinshasa est accueillie par une euphorie et un immense espoir de changement. Mobutu parti, tout semble redevenir possible pour le Congo, redevenu « démocratique ». Les premières mesures de Laurent-Désiré Kabila s’inscrivent dans une logique de rupture : on restaure le nom historique du pays, le franc congolais remplace le nouveau zaïre comme monnaie, l’hymne Debout Congolais résonne de nouveau. Kabila forme un gouvernement dit de « salut public » incluant quelques figures de l’opposition non armée et de la diaspora. Dans les foyers kinois, on célèbre la fin de la longue nuit dictatoriale. « Les Congolais ont largement célébré le départ de Mobutu et accueilli avec espoir la promesse de Kabila d’organiser des élections nationales d’ici avril 1999 », rapportent les médias de l’époque.

Toutefois, l’enthousiasme va rapidement laisser place à certaines désillusions. D’une part, la présence massive de troupes étrangères (rwandaises en particulier) aux côtés de Kabila suscite un malaise grandissant. Le nouveau pouvoir apparaît comme trop dépendant de Kigali, ce qui en agace plus d’un au sein même de l’AFDL. Dès son arrivée, Kabila fait interdire toute activité politique et suspend la Constitution en attendant de « nouvelles institutions » – un mode de gouvernance autoritaire qui inquiète les défenseurs de la démocratie naissante. « Certains [Congolais] restent préoccupés par l’interdiction de toute activité politique et de tout parti prononcée par l’AFDL », note un bilan de Human Rights Watch en 1997. Kabila gouverne par ordonnances et place ses fidèles aux postes clés, muselant les médias d’opposition. Les élections, initialement promises pour 1999, seront sans cesse repoussées.

En matière de droits humains, des ombres ternissent vite le tableau. Les nouveaux libérateurs sont accusés d’exactions : des témoignages font état d’exécutions sommaires d’éléments de l’ancien régime restés à Kinshasa (jusqu’à 318 corps auraient été ramassés dans les rues de la capitale dans la semaine suivant la conquête, selon la Croix-Rouge locale). En province, la poursuite de la guerre contre les poches de miliciens hutu se traduit par des massacres de civils, ce qui met Kabila sous pression de l’ONU – pression qu’il refuse, bloquant l’enquête internationale sur ces atrocités. Ainsi, l’image des rebelles « disciplinés » commence à s’éroder au fil des mois.

Sur le plan socio-économique, le changement de régime n’apporte pas immédiatement l’amélioration espérée dans le quotidien des Congolais. Certes, la rapine systématique des dignitaires mobutistes est enrayée, et le nouveau gouvernement lance quelques signaux positifs (suppression de taxes indues, réduction du train de vie de l’État…). Mais les caisses du pays sont vides, et la reconstruction se heurte à l’urgence : routes, écoles, hôpitaux restent délabrés, et l’aide internationale, espérée par Kabila, tarde à venir. Ce dernier fustige d’ailleurs l’« embargo » imposé selon lui par la communauté internationale à son gouvernement naissant, qui peine à obtenir les fonds pour redresser l’économie.

Surtout, le vent de guerre ne tarde pas à tourner. Un an à peine après son arrivée au pouvoir, Laurent-Désiré Kabila se brouille avec ses anciens parrains. En juillet 1998, face à la montée de la grogne au sein de la population et de l’armée contre la mainmise rwandaise, Kabila remercie les officiers étrangers et ordonne le départ de toutes les troupes rwandaises et ougandaises de RDC. Ce divorce brutal rallume presque instantanément la flamme du conflit : en août 1998, le Rwanda et l’Ouganda soutiennent de nouvelles rébellions à l’est (notamment le Rassemblement congolais pour la démocratie), lançant ce qui deviendra la Deuxième guerre du Congo. La jeune « libération » congolaise tourne à la guerre régionale généralisée, impliquant cette fois jusqu’à sept armées africaines et de multiples milices. Le rêve démocratique est mis entre parenthèses tandis que Kabila se mue en chef de guerre nationaliste. Ce dernier sera assassiné en janvier 2001 par un de ses gardes du corps, avant de pouvoir organiser les élections promises. Son fils, Joseph Kabila, lui succède et restera au pouvoir jusqu’en 2019.

Que reste-t-il, plus de 25 ans après, de la révolution du 17 mai 1997 ? Pour beaucoup de Congolais, cette date a longtemps symbolisé la fin d’un régime honni et la possibilité d’un nouveau départ. « Le goût d’inachevé » domine cependant dans les témoignages des acteurs de l’époque : « La RDC a de nouveau sombré dans les antivaleurs. J’invite les Congolais à se réorganiser pour sauvegarder les acquis de la démocratie obtenus lors de cette journée du 17 mai », déclarait en 2016 Augustin Kikukama, un ancien compagnon de Kabila. Si l’héritage de Mobutu – en termes de déliquescence de l’État – a mis des années à être surmonté, l’héritage de Kabila père est lui aussi controversé : libérateur pour les uns, il a déçu d’autres par son exercice solitaire du pouvoir. Néanmoins, le 17 mai demeure une date pivot de l’histoire congolaise contemporaine. Elle rappelle qu’un peuple longtemps opprimé a fini par renverser son dictateur, avec l’aide de facteurs extérieurs, et qu’une page a été tournée. « Les soldats de l’Alliance ont réussi à chasser du pouvoir le président Mobutu », comme l’écrivait simplement Radio Okapi, marquant la fin d’un règne et le début d’une nouvelle ère pour la République démocratique du Congo. Reste à la postérité le soin de juger si cette « révolution de palais » a tenu ses promesses de changement ou si elle n’a été qu’un épisode de plus dans la quête inachevée du Congo pour la démocratie et la stabilité.

Sources : Ouvrages et archives (Jeune Afrique, The Guardian, HRW, FPIF), témoignages recueillis par RFI et Radio Okapi, documents officiels de l’ONU, entretiens d’époque (ADST) et analyses historiques diverses

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Chloé Kasong
Chloé Kasong
Issue de Kinshasa, Chloé Kasong est une analyste rigoureuse des enjeux politiques et sociaux de la RDC. Spécialisée dans la couverture des élections, elle décortique pour vous l’actualité politique avec impartialité, tout en explorant les mouvements sociaux qui façonnent la société congolaise. Sa précision et son engagement font d'elle une voix incontournable sur les grandes questions sociétales.
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