Dans la pénombre d’une nuit d’avril, l’Afrique a perdu l’un de ses phares. Valentin-Yves Mudimbe, dont le nom résonne comme une mélopée à travers les salles de classe de la République démocratique du Congo, s’est éteint, laissant derrière lui une bibliothèque de pensées qui défient le temps. Philosophe, romancier, poète : l’homme aux multiples visages a tissé, au fil de ses œuvres, un dialogue intime entre l’héritage colonial et la quête d’une identité africaine libérée.
Né en 1941 à Jadotville, aujourd’hui Likasi, Mudimbe a sculpté sa légende entre les pages de Entre les eaux et les réflexions acérées de The Invention of Africa. Ses mots, à la fois scalpel et remède, ont traversé les frontières, offrant aux élèves congolais une boussole pour naviguer les méandres de l’histoire postcoloniale. « On ne peut pas prétendre connaître la littérature congolaise sans avoir lu au moins trois ou quatre ouvrages de Mudimbe », rappelle un professeur de français, dont la voix tremble encore d’émotion. Comment un homme, exilé sous Mobutu, a-t-il pu rester si ancré dans l’âme collective ?
Peut-être grâce à cette alchimie rare entre l’érudition et l’accessibilité. Les Corps glorieux des mots et des êtres, étudié dans les lycées de Kinshasa à Goma, n’est pas qu’un texte : c’est un miroir tendu à une jeunesse en quête de repères. « Il a bercé notre jeunesse », confie M. Silolo Moïse, enseignant, évoquant ces salles de classe où l’Odeur du père résonne encore comme un manifeste contre les silences imposés.
Mais derrière le théoricien se cachait un poète. Ses romans, parsemés de métaphores enracinées dans le terreau congolais, décrivent des paysages intérieurs autant que des réalités sociales. Chaque phrase semble porter le parfum d’encre et de terre africaine, chaque chapitre un combat contre l’amnésie coloniale. « Chaque fois que le Congo sera tiraillé dans sa quête identitaire, on pensera à Mudimbe », souligne un universitaire, résumant ainsi l’essence d’une œuvre-monument.
Pourtant, cette disparition révèle aussi des fissures. Blessing Sabeni, élève interrogée, avoue ne connaître l’auteur que « vaguement ». Un paradoxe dans un pays où Mudimbe est pourtant enseigné : preuve que les héritages, même lumineux, doivent sans cesse être réinventés. Le centre Wallonie-Bruxelles, où son nom a résonné récemment, devient ainsi un lieu de veillée improvisée, où les jeunes découvrent, trop tard peut-être, l’ampleur de sa pensée.
La mort de Mudimbe n’est pas une fin, mais un appel. Un appel à relire The Invention of Africa, ce livre-culte qui déconstruit les récits imposés, pour y puiser les outils d’une renaissance intellectuelle. « C’était un ambassadeur de la pensée congolaise », insiste M. Silolo Moïse, rappelant que Mudimbe, même loin du Congo, n’a jamais cessé d’irriguer son pays natal de ses idées. Comment ne pas voir dans cette disparition un tournant symbolique, alors que le continent cherche encore sa voix dans le chœur des nations ?
Aux premières lueurs du 22 avril, les réseaux sociaux se sont enflammés d’hommages, comparant l’écrivain à un « baobab géant ». Image juste pour celui dont les racines plongent dans l’humus fertile des luttes postcoloniales, et dont les branches abritent encore les nids de nouvelles générations. Le professeur Ntungu Mahitu Jean-Pierre, la voix nouée, résume : « Même un sac de sable ne comblerait pas ce vide. » Une métaphore puissante pour un homme qui, tel un fleuve, a modelé le paysage intellectuel de toute une nation.
Reste cette question, lancinante : qui portera désormais le flambeau d’une bibliothèque africaine décolonisée ? Mudimbe laisse derrière lui non seulement des livres, mais un défi : celui de penser libre, loin des carcans hérités. Dans les salles de classe où résonnent encore ses textes, entre les lignes de Déchirures et les vers de ses poèmes, germe peut-être déjà la réponse.
Article Ecrit par Yvan Ilunga
Source: Actualite.cd
