La gestion des finances publiques en République démocratique du Congo (RDC) sous le président Félix Tshisekedi reste marquée par des contradictions persistantes entre les discours de réforme et les pratiques institutionnelles. Alors que l’ex-ministre des Finances Nicolas Kazadi dénonce une « culture de la jouissance » et l’explosion des dépenses improductives, des rapports indépendants et des scandales récents révèlent une continuité inquiétante des dysfonctionnements hérités des régimes précédents. Ce dossier retrace cinq années de gestion contestée, éclairée par les récentes déclarations politiques et les révélations sur des projets clés.
Contexte institutionnel : La persistance des vulnérabilités structurelles
Un héritage administratif fragilisé
À son arrivée au pouvoir en 2019, Félix Tshisekedi hérite d’une administration publique minée par des décennies de mauvaise gouvernance. L’Inspection générale des finances (IGF) identifie dès 2020 sept fléaux structurels : incivisme fiscal, collusion entre agents de l’État et contribuables, non-respect des procédures de marchés publics, et recours abusif aux procédures d’urgence. Ces problèmes, loin de se résorber, se sont accentués selon l’Observatoire de la dépense publique (ODEP), qui relève une aggravation des dérives entre 2017 et 2021.
L’échec des mécanismes de contrôle
Malgré la création d’institutions comme l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP), les pratiques de gré à gré persistent. En 2019, 124 marchés spéciaux d’une valeur de 1,29 milliard USD ont été attribués sans appel d’offres, favorisant des surfacturations systématiques. L’IGF, bien que mobilisée pour auditer les entreprises publiques, peine à imposer des sanctions efficaces, comme en témoigne le scandale des fonds anti-Covid de 2020.
Prolifération institutionnelle et indiscipline budgétaire
La création anarchique d’établissements publics
Un des griefs majeurs de Nicolas Kazadi concerne la multiplication des structures étatiques. Entre 2019 et 2024, 53 établissements publics nouveaux ont été créés « sans prévision budgétaire ni cadre limite pour les recrutements ». Cette pratique, selon l’ancien ministre, alourdit la masse salariale de 30 % annuellement, tout en fragmentant les responsabilités administratives. Le cas emblématique reste l’Agence nationale de développement des infrastructures (ANDI), dont le budget initial a été dépassé de 150 % sans justification technique.
L’explosion des dépenses en procédure d’urgence
Le recours aux procédures d’urgence, initialement conçu pour les crises sécuritaires ou sanitaires, est devenu une norme. Au deuxième trimestre 2022, 19,3 % des dépenses publiques (1 006,36 milliards CDF) ont été exécutées via ce mécanisme, contre 8,76 % au premier trimestre. Kazadi dénonce cette pratique comme un « contournement systématique de la chaîne de dépense classique », facilitant les détournements. Les secteurs les plus touchés incluent la sécurité (25,3 % des dépenses urgentes) et les subventions aux entreprises pétrolières (21 %), souvent accordées sans contrepartie vérifiable.
Cas emblématiques de mauvaise gestion
Le projet d’eau et d’éclairage : 400 millions USD gaspillés
Signé en mai 2022 avec le consortium STEVERS CONSTRUCT-SOTROD WATER, ce projet prévoyait 1 000 stations d’eau et des lampadaires à travers le pays. Malgré un décaissement initial de 80 millions USD, seuls 7 % des infrastructures ont été réalisés en 2024. L’ODEP et la LICOCO ont révélé des coûts exorbitants (400 000 USD par forage contre une moyenne régionale de 50 000 USD) et l’absence de cartographie des sites. Aucune sanction n’a été prise contre les responsables, malgré les appels à un remboursement intégral.
Les fonds anti-Covid : Opacité et détournements massifs
En 2020, 10 millions USD alloués à la lutte contre la pandémie ont fait l’objet de détournements systémiques. L’hôpital du Cinquantenaire de Kinshasa a déclaré des coûts de 12 000 USD par patient pour 268 cas, sans justificatifs. Pire, 260 000 USD destinés à l’achat d’ambulances ont disparu, tandis que le coordonnateur national de la riposte, le Dr Muyembe, n’a géré que 1,5 million USD sur les 10 millions débloqués. L’IGF a identifié des paiements en espèces contraires à la loi, mais aucune poursuite judiciaire n’a abouti.
Les subventions aux entreprises pétrolières : Un gouffre financier
Entre 2021 et 2023, l’État a injecté 2,1 milliards USD en « subventions économiques » pour éviter les pénuries de carburant. Ces fonds, classés en procédure d’urgence, ont bénéficié à des sociétés opaques comme Oryx Energies sans audit préalable. Kazadi admet que « ces dépenses étaient nécessaires à court terme, mais leur gestion sans transparence a nourri un cercle vicieux de dépendance ».
Le double discours politique : Les critiques de Nicolas Kazadi en perspective
Un constat sévère sur la culture institutionnelle
L’ancien ministre des Finances (2021-2024) livre une analyse sans concession : « L’argent du projet arrive, on se le partage d’abord, et on réfléchit après. C’est ça le problème ». Il pointe une mentalité de « jouissance immédiate » au sein de l’appareil d’État, où la création de 53 établissements publics sans planification illustre une logique de captation des ressources plutôt que de service public.
Des propositions de réforme non suivies
Kazadi révèle avoir plaidé pour une rationalisation des institutions et un gel des créations de postes, mais ses initiatives se sont heurtées à des « résistances systémiques » au sein de la présidence et du parlement. Son projet de loi sur la transparence budgétaire, déposé en 2023, n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Une autocritique selective
Si Kazadi assume une part de responsabilité dans les dérives des procédures d’urgence (19,3 % des dépenses en 2022), il rejette les accusations de l’ODEP le qualifiant de « symbole de la mauvaise gestion ». Il argue que certains dossiers litigieux, comme la dette intérieure, lui ont été transmis par l’ancienne coalition au pouvoir.
Réactions et implications politiques récentes
La société civile en alerte
L’ODEP et la LICOCO maintiennent une pression constante, exigeant des audits indépendants sur tous les projets supérieurs à 10 millions USD. Leur rapport de 2024 sur le projet d’eau a conduit à une saisine symbolique de la Cour des comptes, restée sans suite.
Le virage sécuritaire et ses coûts cachés
Face à l’escalade des conflits dans l’Est, le gouvernement a alloué 2,5 milliards USD aux dépenses militaires en 2024, dont 40 % via des procédures d’urgence. Cette militarisation du budget, bien que justifiée par la crise, a détourné des fonds initialement prévus pour l’agriculture et la santé.
La réaction en demi-teinte de Tshisekedi
Lors du Conseil des ministres du 2 mai 2025, le président a ordonné un audit des 53 établissements publics créés sous son premier mandat. Cette décision, saluée par les partenaires internationaux, contraste avec l’immobilisme antérieur. Reste à voir si elle débouchera sur des sanctions concrètes.
Conclusion : Un système à la croisée des chemins
Six ans après l’accession de Félix Tshisekedi, la RDC peine à rompre avec les pratiques de gabegie héritées du passé. Les déclarations récentes de Nicolas Kazadi, bien que critiquées pour leur opportunisme, soulignent l’urgence d’une refonte administrative profonde. La multiplication des structures étatiques, couplée à un recours chronique aux procédures d’urgence, a créé un environnement propice aux détournements.
Le projet de 400 millions USD pour l’eau potable et les manquements dans la gestion Covid illustrent l’ampleur des défis. Si l’audit annoncé en mai 2025 marque un premier pas vers la transparence, son succès dépendra de la volonté politique de sanctionner les responsables, y compris au sein de l’entourage présidentiel. Sans une réelle indépendance des organes de contrôle et une implication citoyenne accrue, les espoirs de bonne gouvernance risquent de rester lettre morte.